Colin Gray : "la guerre au XXI° siècle"

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Fiche de lecture

Colin S. Gray
" La guerre au XXI° siècle (un nouveau siècle de feu et de sang)", Economica, 2 janvier 2008, 423 pges (lien ici sur Amazon, la Fnac ne l'a pas)

Attention, chef d'oeuvre !

Je sais, le terme est galvaudé (et chaque critique qui l'emploie commence d'abord par justifier l'exception, etc, je m'exécute donc). Et pourtant ! Nul doute que cet ouvrage est au moins l'ouvrage stratégique de l'année, et probablement celui de la décennie.

Car il réussit à être à la fois totalement actuel, et en même temps parfaitement intemporel. Ce qui est logique, car quand on approche de la vérité, celle-ci s'applique à plusieurs époques - et donc, à la nôtre.

Colin Gray a débuté sa carrière en travaillant sur le fait nucléaire. On se souvient notamment de The geopolitics of superpowers, salué par P. Gallois comme fondateur. La fin de la guerre froide  risquait de le marginaliser. Or, cet "événement" fut pour lui l'occasion de dépasser sa spécialisation et d'en venir à la stratégie pure. Et pour cela, de repartir de Clausewitz.

Car C. Gray, vous l'ai-je dit, est un clausewitzien. Et selon lui, Clausewitz a tout dit de la guerre. Du moins, de l'essence de la guerre. Car la guerre est une activité essentielle de l'humanité, ne vous en déplaise. En revanche, la grammaire de la guerre, son actualité -on n'ose écrire son incarnation - bref, sa réalité historique, cette grammaire là, donc, mérite encore qu'on discoure à son sujet. (subjonctif présent, j'ai vérifié).

C'est l'ambition de cet ouvrage : décrire la guerre du siècle qui vient, démonter les poncifs, détruire les certitudes. Et à la fin, amener à penser la guerre, celle d'aujourd'hui, et celle qui vient.

Pour cela, C. Gray reprend les grands "récits" sur la guerre moderne. Le terme "récit" évoque d'ailleurs la notion de "représentation" géopolitique, suggérant que plus qu'une idée ou une téhorie, la thèse évoquée est mythique et fait autant appel à la croyance qu'au raisonnement. Ainsi donc, douze récits sont passés en revue (p. 119) :
- "expansion et déchéance de la guerre totale
- obsolescence, voire mort de la grande guerre inter-étatique
- déclin et fin des "vieilles guerres" et émergences de nouvelles guerres d'un type soit-disant post-clausewitzien, post moderne et de quatrième génération
- émergence d'un nouvel ordre du jour pour la sécurité
- lutte récurrente d'une puissance unique ou d'une coalition pour la domination de la masse eurasiatique : le grand récit géopolitique
- successions de RMA
- histoire de la technologie en tant qu'histoire de la guerre
- expansion de la géographie de la guerre, qui est passée de deux à cinq dimensions
- apparition relativement soudaine du nouveau terrorisme apocalyptique
- lente mais inexorable prolifération des ADM
- progressive limitation de la guerre, grâce à un retrait de sa légitimité (changement culturel)
- possibilité, voire probabilité de la guerre sous différentes formes
"

C'est, on s'en doutera, ce dernier récit qui retient les faveurs de notre auteur. On notera, au passage, que Gray ne réfute pas la lecture géopolitique : "quelque soit la variante, la théorie de Mackinder tient toujours" (p. 135). Cela est rassurant pour ce blog, même si je prétends que l'analyse GP est plus vaste que l'affrontement centre-périphérie énoncé par Mackinder. Mais c'est un autre débat...

La chapitre 5 explique comment, contrairement aux apparences, la guerre régulière reste d'actualité, y compris dans des zones insoupçonnées. Et il réfute, dans les trois chapitres suivants, les 3 "nouveautés" qui rendraient la guerre régulière obsolète :
- tout d'abord, la guerre irrégulière : une vieille histoire, mais qui va naturellement vers une égalisation de l'asymétrie
- puis la question des ADM (j'ai jubilé quand j'ai lu "l'abréviation suggère, en fait affirme, une unité qui n'existe pas" (p. 240) : cela renvoie à mon article de septembre 2003 ds Défense nationale : "les ADM: un flou dangereux").
- enfin, la guerre dans les nouveaux milieux (espace et cyberespace) ne changera pas la nature de la guerre (tout comme l'arme aérienne ne l'a pas fait en son temps), mais compliquera sa grammaire.

Le dernier chapitre s'attarde à réfuter les illusions sur les possibles solutions à la guerre : la paix par le désarmement, par les institutions universelles, par la démocratie, par l'éthique, par la loi (p. 336, à lire par Quindi), par l'inutilité de la guerre, même si qq facteurs contribuer à maîtriser la guerre : son coût, la politique, la stratégie, la puissance, la peur, la culture .

Thucydide (et ce n'est pas un hasard, c'est la première référence citée par l'auteur) fournit aux délégués athéniens à Sparte, vers 400 av JC, l'explication de la guerre. Celle-ci obéit à une puisssante trinité :
"La peur, l'honneur et l'intérêt"
Aucun de ces traits ne sera absent du XXI° siècle.
Ergo, le XXI° siècle connaîtra la guerre.

La traduction en français est convenable, et rend le texte accessible à tout lecteur français. On regrettera pourtant deux tics de traductions horripilants :
- l'emploi de "implications" au lieu de "conséquences"
- l'emploi de "évidences" au lieu de preuves, indices, signes.

Pour le reste, c'est un ouvrage passionnant, que j'ai recouvert d'annotations et gribouillé dans tous les sens, il représente un profond stimulus intellectuel.

Olivier Kempf

NB : chers candidats au CID : pompez ma fiche de lecture tant que vous voulez. Mais de grâce, lisez ce livre ! Car il y aura, c'est sûr, une gigantesque asymétrie entre ceux qui l'auront lu, et les autres. Car le CID, c'est la guerre.


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