Soljenitsyne : un Russe
La mort d'Alexandre Soljenityne (voir ici sa nécrologie) suscite, forcément, des commentaires.
1/ Pour beaucoup, notamment en Europe, il restera le dissident le plus célèbre. Celui qui inventa un mot, Goulag, pour désigner l'univers concentrationnaire soviétique. Et donc, celui qui fit comprendre à la majorité que le communisme était un totalitarisme.
Certes, on le savait avant. Mais à partir de 1973, c'est devenu une opinion commune. Une révélation pour la majorité, quel que soit son camp politique. On a beaucoup dit que Reagan et Jean-Paul II avaient fait tomber le communisme. Le premier coup fut porté par Soljenitsyne.
2/ Il eut, ainsi, une aura d'anti-communisme. Pour "le camp de la liberté", il était des leurs. Et c'est là que les choses se compliquent. Car bien qu'émigré aux Etats-Unis, Soljenistyne dénonça aussitôt cet Occident qu'il ne comprenait pas. Là réside le paradoxe apparent de cet homme, qui chantait la liberté et avait pris tous les risques pour la défendre, et pourtant ne se reconnaissait pas dans ceux qui se disaient "le monde libre". Cela provoqua la gêne de ses défenseurs, enclins à oublier son nouveau discours.
3/ Car il y a plusieurs demeures dans la maison de la liberté. Et si, comme je le crois fermement, l'Ouest défendait effectivement la liberté, l'Ouest n'en avait pas le monopole. Et cette prétention au monopole, pour efficace qu'elle fût (il s'agissait, ne l'oublions pas, d'un combat idéologique contre un système totalitaire) usait elle aussi des moyens de la propagande. Ce fut l'autre prophétie de Soljenitsyne de nous dire, immédiatement, et avant même la victoire, cette vérité-là.
4/ Alors, on le dira réactionnaire, vieux russe, chauvin, engoncé dans l'orthodoxie. Et de bons esprits diront que ses dernières paroles ne sont pas importantes. Comme si Soljenitsyne n'existait que pour Ivan Denissovitch, le Pavillon des Cancéreux et l'Archipel. C'est, je crois attenter à la vérité d'un homme. Dans la nécrologie que je cite, j'apprends qu'il entama sa conversion à l'orthodoxie dès les années 1960, avant donc le Nobel. Sa vérité, même celle qui dérangea vingt ans plus tard, sa vérité date toute entière de ces années là, entre Krouchtchev et Brejnev.
5/ Car s'il a encore quelque chose à nous dire, c'est que l'Occident n'a pas le monopole de la liberté. J'écoutais ce soir, sur Radio Classique, une émission consacrée à Tchaikovsky. C'est incontestablement de la musique occidentale, avec des tonalités propres. La Russie a su utiliser le langage occidental. Soljenitsyne utilise un langage occidental, avec ses accents propres. Comme pour dire qu'on peut accepter le langage occidental sans accepter tout de l'Occident. L'Occident s'assimile volontiers à la liberté. Peut-être. Mais la liberté existe ailleurs, sous d'autres formes. Plus ou moins occidentales.
6/ En fait, Soljenitsyne est un Russe. Il n'est pas anodin qu'il soit reconnu par les autorités actuelles, post-soviétiques. Elles ne voient pas en lui le défenseur de la liberté, mais le chantre prophétique de la Russie.
Cela peut choquer en "Occident". Est-ce pourtant si paradoxal ? Les Russes n'ont-ils pas, eux-aussi, le goût de la liberté ?
7/ Certains verront dans ces lignes un néo-huntingtonisme. Ce n'en est pas un. Le constat des différences ne signifie pas le conflit. Savoir comprendre l'autre permet justement de prévenir les conflits. Vouloir réduire Soljenitsyne à un vieux pope facho, fana du knout et des boyards revient à caricaturer plus qu'à comprendre. Je ne dis pas que Soljenitsyne a partout raison. Je dis qu'il faut l'admettre dans son entièreté.
8/ Soljenitsyne est donc un Russe, qui s'est élevé contre la tyrannie : est-ce si incroyable ?
Olivier Kempf