Clausewitz (Livre I, Chap1, § 11)

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Après deux jours où je vous ai laissé digérer, je reprends notre lecture, car ce paragraphe 11 est important. Il s'intitule "dès lors réapparaissent les fins politiques ".

1/ Et ça commence par une surprise. La première phrase dit : "Un objet s'impose à nouveau à notre attention, dont nous l'avions éloigné (cf. §2), ce sont les fins politiques de la guerre".
Aussitôt, je me reporte au §2, et je ne vois nulle part cette notion de "fin politique de la guerre". Intrigué, je parcours l'ensemble du texte lu jusque là, et m'aperçois que l'adjectif "politique" n'a été utilisé que deux fois, dans le paragraphe 6 (voir ici:[la réalité] engendre un dénouement qui se suffise à lui-même, sans tenir compte de la situation politique qui s'ensuivra) et dans le paragraphe 9 (voir ici : ....l'Etat vaincu y voit un mal temporaire, auquel les circonstances politiques de l'avenir pourront remédier).
Donc, jusqu'à présent, CVC n'a cité le politique que comme une conséquence de la guerre, même si, on l'a vu, la dimension politique a été évoqué et suggérée. De même, la notion de "fins politiques" repose la question de la cause de la guerre. CVC ne donne toujours pas cette cause, même si, on va le voir, il inscrit cette cause dans un champ politique.

Je reste toutefois extrêmement surpris de cette liaison intellectuelle ambiguë effectuée par Clausewitz. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'on constate des petites ambiguïtés. Mais ici, cela touche quand même au coeur du raisonnement. Ce qui ne signifie pas que ça l'invalide..... 

2/ Qui dit "fins" dit "objectif". C'est au fond le sujet de ce paragraphe.
En effet, "la loi des extrêmes" l'avait (le but politique) "jusqu'à présent ravalé à un rang plutôt subordonné". Mais (voir § 9 et 10), "comme cette loi perd de sa rigueur", "les fins politiques de la guerre reviennent en force". Et si on fonde le "raisonnement sur un calcul de probabilité",
"les fins politiques en tant que cause initiale de la guerre doivent y figurer au premier plan".
Nous y voilà : les causes de la guerre, dont je déplorai (voir § 2 et 3) l'absence dans la pensée de CVC, apparaissent soudainement.
Et immédiatement, je redis mon insatisfaction. Relative.

Les quelques souvenirs de mon cours de philosophie me renvoient à Aristote, et à la notion de fin : la fin d'une action réside dans son objectif, c'est donc son futur qui détermine son "avant". (C'est ce que j'en ai retenu, c'était il y a trois fois trente trois ans, et si un philosophe pouvait nous donner plus de détails sur cette notion, il nous aiderait bien, car j'admets et confesse que c'est très schématique).
C'est un peu ce qui se passe ici : la dimension politique est introduite (§9) au moment des conséquences de la guerre (futur), ce qui est logique car il s'agit de l'objectif pensé avant le déclenchement de la guerre (passé), ce qui est donc sa cause (§ 11).
Pourquoi insatisfaction relative ?
- relative parce que, bien sûr, CVC ne nous dit pas que la guerre est une anomalie, ni le résultat de bellicistes assoiffés de sang, mais une chose qui appartient au politique....
- Mais insatisfait, car si la guerre a des causes qui appartiennent d'abord au champ politique, CVC ne nous dit rien des motifs, soit circonstanciels, soit psychologiques du déclenchement. Vous me direz : c'est justement l'objet de la géopolitique. C'est vrai ! Mais cette négligence de Clausewitz me laisse tout de même un peu sur ma faim.

3/ CVC produit alors un calcul de probabilité entre la force des objectifs politiques, la force des sacrifices consentis et la force des dommages que nous cherchons à imposer à l'adversaire. Cela a déjà été évoqué dans le § 10. PLus que calcul de probabilité, qui résonne de mathématique, il vaut mieux parler de calcul, d'anticipation, de conjecture : l'art du stratège !

4/ De même, la réalité doit composer avec cette nature politique de la guerre : ainsi, "le même objectif politique est susceptible de causer des réactions tout à fait différentes chez des peuples différents, ou dans le même peuple à différents moments".
Ce relativisme est passionnant, même si CVC s'arrête là : car l'étude des circonstances relatives est jsutement l'objet de la géopolitique.

5/ "Nous ne saurons donc prendre l'objectif politique comme étalon que si nous tenons compte de son impact sur les masses qu'il doit mettre en mouvement" : on peut s'interroger ici sur le sens donné au mot "masse" (il faudrait se reporter au texte original : Victor F. qui, je l'espère, nous lit pourrait-il me donner cette information? ou tout autre germaniste ?) : s'agit-il des peuples? ou s'agit-il des masses militaires mises en oeuvre dans l'affrontement ?
Les deux significations paraissent valides et pertinentes.

6/ J'ai l'impression toutefois qu'il s'agit des peuples : "entre deux peuples et deux Etats peuvent s'accumuler des tensions si vives et une telle somme d'inimitiés que le moindre incident politique peut tout à fait servir de prétexte disproportionné à une guerre et provoquer une véritable explosion" : n'est-ce pas l'assassinat de Sarajevo qui est ici évoqué, avec cent ans d'avance ?
Car ce qui compte n'est pas l'événement déclencheur, mais ce qui a fait que cet incident déclenche. La disproportion n'en est pas une, car elle résulte d'une accumulation. Cette accumulation est émotive (l'émotion populaire) et donc, politique.

7/ CVC parle alors de l'Etat, et du "but qu'il assigne à l'action militaire". Vous tous qui avez été passionnés par le débat qui s'est tenu ici sur le centre de gravité (CDG, voir ici, ici et ici), vous devez lire cet alinéa (p. 47) : "parfois, l'objectif politique est directement le but de l'action militaire" ; "parfois, l'objectif politique ne se prête pas à une action militaire, l'action militaire doit alors viser un objet équivalent" ; "dans certains cas, l'équivalent choisi par l'action militaire doit considérablement surpasser l'objectif politique".
En écrivant ceci, CVC a l'air de séparer le fait militaire et le fait politique : alors qu'on avait l'impression qu'il s'agissait de la même chose......  On y reviendra.

8/ Pour revenir à l'émotion populaire, il remarque que "l'objectif politique sera d'autant plus dominant et même décisif que les masses y seront indifférentes". CVC semble, par cette phrase, estimer que l'absence d'émotion populaire facilite la décision politique. C'est longuement à méditer en notre XXI° siècle, où l'on a parfois l'impression que l'émotion conduit le politique (voir ce billet).

9/ CVC a ainsi proposé une nouvelle proportionnalité, cette fois-ci entre le but militaire et l'objectif politique : "ce qui explique, sans impliquer contradiction, que les guerres puissent avoir différents degrés d'importance et d'acuité". Cela l'amène à introduire le § suivant, que nous verrons dans un prochain billet.

10/ Cet § 11 me paraît donc très important dans la pensée clausewitzienne, car il est le premier à réellement parler du politique en détail, et du politique "avant la guerre". Cela explique que j'aie pris du temps à le disséquer.

D'ailleurs, je m'attarde beaucoup sur ce premier chapitre, et j'irai plus vite par la suite. Mais il faut bien comprendre que ce chapitre est fondamental. Ne lire que celui-ci suffit à avoir une bonne approche de CVC.

Olivier Kempf

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C
Je pense que pour bien comprendre ce paragraphe il faut distinguer les fins/objectifs et les causes. A vrai dire CvC traite finalement assez peu des causes de guerre, ceci tout au long de son ouvrage. Il existe des ouvrages et théories innombrables sur les causes amenant à l'éclatement d'une guerre, souvent écrits dans le but de pouvoir prévenir les guerres. Mais Clausewitz s'intéresse davantage à comprendre les ressorts de la guerre, puis à en constater et à en affirmer la nature politique, à savoir qu'elle est un duel opposant des entités collectives et organisées. Cela ne signifie pas que les facteurs psychologiques n'ont pas leur rôle à jouer dans le déclenchement ou le déroulement des guerres, au contraire, mais juste que quelque soit le casus belli, les causes profondes / causa belli appartiennent à l'ordre du politique.<br /> C'est en tous cas la façon dont je l'entends, mais c'est vrai que le caractère inachevé de l'oeuvre rend systématiquement l'interprétation quelque peu hasardeuse.<br /> Et s'il est vrai que la notion de politique apparaît peu dans les premiers paragraphes, ceux-ci doivent être lus après les trois notes introductives qui, je l'espère, sont reprises dans l'édition Tempus ! Sur le caractère politique de la guerre, on lira ainsi la note 2.
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O
<br /> Non, les notes introductives ne sont pas reprises. Pour le reste, d'accord pleinement avec votre interprétation/ compréhension.<br /> <br /> <br />
T
"- relative parce que, bien sûr, CVC ne nous dit pas que la guerre est une anomalie, ni le résultat de bellicistes assoiffés de sang, mais une chose qui appartient au politique....<br /> - Mais insatisfait, car si la guerre a des causes qui appartiennent d'abord au champ politique, CVC ne nous dit rien des motifs, soit circonstanciels, soit psychologiques du déclenchement. Vous me direz : c'est justement l'objet de la géopolitique. C'est vrai ! Mais cette négligence de Clausewitz me laisse tout de même un peu sur ma faim."<br /> <br /> Tel que j'ai compris ce passage, j'ai surtout le sentiment que Clausewitz cherche à présenter la guerre comme un phénomène qui doit appartenir au politique. C'est, si je ne me trompe pas, la première fois que Clausewitz mentionne le rôle ou l'influence du peuple dans la guerre On voit en filigrane les guerres de la Révolution et de l'Empire dans ce passage - les "masses" excitées par l'idée patriotique qui se substituent à la politique et à son rôle modérateur. C'est un passage intéressant puisqu'il jure un peu avec a conception que l'on a de la thèse de clausewitz - la guerre comme continuation de la politique. Ici, il entend que la guerre puisse être mener et sous entend qu'elle puisse être causée ("objectif visé" et "effort requis") par la "nature de masses" (le peuple ou les hommes) et non pas seulement par le calcul politique. A partir de là, c'est comme vous le précisez un champs très large - peur et honneur pour reprendre les classiques, voir le plaisir comme le soulignait van Creveld.
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O
<br /> Oui, ce paragraphe est passionnant<br /> <br /> <br />