La guerre de Géorgie, vue des Russes
A l'heure où j'écris ce billet (19h00), nous sommes encore dans l'incertitude de ce qu'il va advenir : les Russes vont-ils se retirer en Ossétie, ou persister à occuper une partie de la Géorgie non séparatiste ?
La réponse factuelle à cette question ouvrira le deuxième acte de cette crise majeure, déclenchée le 7 août dernier.
L'acte I aura donc duré 11 jours. Il me semble utile de faire un point intermédiaire. Trois billets sont prévus pour cela : vu de Moscou, vu de Washington, vu de l'Europe (et peut-être un 4ème, vu du Caucase).
Voici donc le premier de la série.
1/ Moscou a incontestablement réussi sa manoeuvre géopolitique, ouverte à l'issue du sommet de Bucarest, qui avait vu l'Alliance Atlantique ne pas ouvrir les négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Géorgie. Ce délai laissé par les Français et les Allemands a logiquement été utilisé par Moscou pour pousser ses pions (voir ici).
2/ La stratégie de provocation a réussi au-delà de toute espérance, puisque M. Saakachvili a pris l'initative d'envahir l'Ossétie, et donc d'apparaître comme le déclencheur, voire le responsable du conflit. (voir ici le débat sur le piège).
3/ Bien sûr, si les Russes ont été surpris par la date (ils n'attendaient pas une initaitve de Tbilissi à ce moment là), ils étaient prêts. Cela explique la rapidité de leur intervention, la coordination interarmées, la manoeuvre de propagande et d'aide humanitaire. Il paraît que les Russes transportent leurs chars par train (au lieu d'utiliser des porte-chars, comme font les meilleurs - fin de joke). L'envoi d'unité de génie ferroviaire a ainsi été interprété par les spécialistes comme la préparation technique de cette intervention.
Qu'est-ce à dire ? que les Russes étaient prêts, ce qui n'a surpris personne. Et qu'ils ont eu la chance d'avoir un impéteux dirigeant géorgien, qui a fait le mauvais coup, au mauvais moment.
4/ La réintroduction de la guerre en Europe est donc une victoire pour les Russes : regardez comme soudain on les prend au sérieux, et comme on est gêné pour les dénoncer.
5/ Autre question : ne sont-ils pas en train de perdre en terme de diplomatie publique ? (voir ici). En terme de puissance douce ? On pourrait le croire selon nos critères occidentaux. Mais il est très possible que dans les confins ex-soviétiques ou slaves, cela soit le contraire : à la différence des Américains, les Russes apportent une aide efficace dans le soutien à leurs amis (Serbes s'agissant du Kossovo, Ossètes et Abkhazes, Etats d'Asie centrale, voire Biélorussie et minorités russes d'Europe orientale).
6/ On objectera la signature du BAM entre Américains et Polonais. Oui, c'est sûr. Mais d'abord, ce BAM a déclenché l'ire russe, ainsi que je l'ai maintes fois signalé. La signature n'est donc qu'une conséquence d'un processus déjà critiqué ailleurs, et contre lequel les Russes avaient peu d'action. En entrant dans une logique de confrontation, les Russes utilisent les moyens qu'ils ont, puisque la "négociation" a échoué. Et le déploiement de missiles ballistiques à Kalinigrad, ou la menace de pointer des armes nucléaires sur la Pologne laissent encore des espaces de négociation avant le déploiement réel du BAM.
7/ La reconnaissance annoncée (mais non encore effectuée) de l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie est effectivement plus problématique, à un double niveau : Caucase du nord (Quel discours tenir en Tchétchénie?) et au Kossovo (Moscou ne pourrait plus soutenir son opposition à l'indépendance de Pristina). Il est donc possible que Moscou cherchera à faire traîner les choses, et à se contenter de la réalité de l'indépendance sans sa matérialisation juridique. Tout dépend en fait de l'atttitude envers Tbilissi.
8/ D'autres bénéfices sont évidents : avoir démontré la fragilité géorgienne, avoir augmenté la maîtrise des rivages de la mer Noire (Abkhazie, port de Poti), avoir investi Gori, ville natale de Staline.
9/ C'est ici qu'il faut s'interroger sur le sur-place observé depuis quatre jours, avec des chars russes à Gori et Poti. Pourquoi ce maintien ?
En fait, il semble qu'à Moscou, deux clans s'affrontent. On les appellera les "milliardaires" contre les "eurasiates". Les premiers se contentent des gains obtenus, espérant poursuivre le jeu de gagne-petit tout en continuant à faire des affaires avec l'Ouest. Les autres sont beaucoup plus vindicatifs et prônent une confrontation immédiate, dans l'espoir de gains plus importants. C'est ce combat qui explique peut-être (je ne suis pas un kremlinologue) l'incertitude régnant àMoscou et le sur-place actuel en Géorgie. Beaucoup plus qu'une hypothétique dispute entre Medvedev et Poutine. Poutine est à la fois des deux camps, et n'a probablement pas encore arbitré. Medvedev suit.
10 / Cela aurait deux conséquences : a/ c'est encore les Russes qui ont l'initative du prochain coup, l'Ocident étant en réaction ; b/ le temps passé actuellement est utilisé par l'Ouest pour se réorganiser. Cette pause est actuellement au désavantage stratégique de Moscou, même si celui-ci a encore l'avantage (voir le billet précédent sur Clausewitz et le temps de la guerre : la méditation ne pouvait pas être plus actuelle).
Ceci sont des réflexions immédiates, alors qu'on va passer de l'acte I à l'acte II. Attention, le rideau se lève....
Olivier Kempf