Guerre, médias, émotion et démocratie

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C’est un curieux brouet que nous sert l’Afghanistan. Bien sûr, il y a beaucoup de choses déplaisantes, et je partage le point de vue indigné de théâtre des opérations (ici).

Ceci dit, allons plus loin.

 

1/ En Afghanistan, la guerre ne fait plus de doute. C’est  une guerre moderne qui utilise l’ensemble des moyens à sa disposition. Ce qui signifie qu’au-delà du coup de feu, la manœuvre médiatique est un autre terrain. Un autre lieu géographique, au même titre que le sol, l’air, la mer, l’espace ou la cybernétique. Aucun milieu n’est déterminant à lui seul, mais la conjonction des combats sur les différents milieux amène la victoire – ou la défaite.

 

2/ Car ce mois passé a vu, entre la France et les talibans, deux combats :

-          celui du 18 août, avec les dix morts que l’on sait, et le retrait des talibans (retrait logique après une embuscade, n’en déplaise au général Puga dont les propos sur la « sacrée raclée » peinent à me convaincre, c’est le moins qu’on puisse dire).

-          Celui des trois semaines qui ont passé, sur le « terrain » médiatique. Entendez bien « terrain » dans son sens militaire : vous verrez, alors, qu’à coup sûr nous avons perdu ce combat là : tous seuls, tout d’abord, avec la multiplication des visites (président, députés, CEMA, CEMAT, bientôt les familles) ; ensuite cette semaine avec le reportage de Paris Match, qui a servi sur un plateau la manœuvre offensive des talibans.

 

3/ Car c’est le plus déplaisant, derrière ces « scoops » journalistiques (celui de Match, ou celui bidonné du Canard enchaîné) : non pas leur ignominie, mais leur absence de réflexion stratégique. Non pas éthique, terrain où on place d’habitude l’analyse (lisez tous les éditos en ce moment) : mais stratégique. Les médias n’ont pas conscience d’être en guerre.

 

4/ Le lecteur me fera aussitôt le reproche : mais s’ils ont cette conscience, ils vont prendre parti, et cela menace l’objectivité et sert, indirectement, la propagande. Vrai. Incontestablement vrai. Et donc, forcément désagréable. Mais, n’est-ce pas, nous sommes en guerre. Et on n’est pas neutre, à la guerre. On n’est pas objectif. D’ailleurs, même en paix, on n’est pas objectif. Je vous donnerai demain un extrait de Lévy-Strauss, dans le domaine des sciences de l’homme, qui met en pièce cette neutralité. Il n’y a pas d’observateur. Le savoir, en avoir conscience, en avoir la conscience stratégique, impose de choisir. De choisir son camp. Appartenons nous au « nous » du « nous sommes en guerre » ? sinon, on est, ‘objectivement’, avec les autres. Avec l’ennemi.

J’emploie ici des mots forts. Choquants.

Mais il serait temps de choquer les choqueurs.

 

5/ Puissance irresponsable des médias, gouvernés par le profit, et non l’objectivité. Profit associé, systématiquement, à l’émotion. Pauvres Occidentaux, si émotifs, si fragiles. Si inconstants. Car n’est-ce pas, vous le savez, nous le savons, ce qui nous émeut, ce sont les dix premiers morts. La prochaine fois, il y aura moins de ramdam. Car nous nous serons habitués. Dix morts, et dix morts, et dix morts. C’est à ce moment là que nous devrons clamer notre compassion, lorsque ces morts à venir passeront dans l’indifférence, objet d’une brève à la télé. Et d’une petite comptabilité funèbre (le seuil des cent, comme s’apprête bientôt à le franchir le Canada, ou le seuil des mille, comme l’a franchi en son temps l’Amérique en Irak). Désintérêt inéluctable. Et source aussi d’une certaine résilience : la pratique de l’épreuve est le seul moyen d’acquérir de la résilience….. (voir ici).

 

6/ Emotion, associée dorénavant à notre « démocratie ». Démocratie émotive et impuissante (voir ici, à propos d’Ingrid Bettancourt). Emotion démocratique qui seule motive l’action gouvernementale.

Intimement liées.

Or, c’est cette même démocratie qui motive, officiellement, notre action de par le monde. Le seul argument qui nous permette, encore, d’aller agir ailleurs. Bien pauvre démocratie à laquelle nous même ne croyons pas : pourquoi voulez vous que les autres y croient ? si donc notre motivation, notre argument, notre raison d’agir ne nous poussent plus en avant, comment voulez vous gagner la guerre ?

Cela renvoie, une fois encore, au rôle des médias. Source essentielle de la démocratie, non par l’expression d’opinions contradictoire suscitant le débat, mais dans la fabrique de l’émotion ; et donc, agent essentiel de notre raison de faire la guerre, même s’ils n’en ont pas conscience. La boucle est bouclée.

 

Messieurs les journalistes, choisissez votre camp.

 

Olivier Kempf

Publié dans stratégie

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J
Votre article a le mérite de la franchise et d'une certaine clarté. Même si je ne partage pas votre analyse sur les médias et la guerre et la nécessité pour eux de choisir leur camp.<br /> <br /> Comment en sommes nous arrivés à cette situation où un article certes fort d'un hebdomadaire puisse provoquer un tel tollé, en particulier des hommes politiques français ?<br /> <br /> Je serai tenté de répondre : parce que ces hommes politiques n'ont pas fait leur travail. Le même Président qui décide de changer la mission de notre armée en Afghanistan est celui qui la traite "d'amateurs", les mêmes ministres qui réfutent le mot "guerre" sont aussi ceux qui n'ont donné aucun moyen à nos armées, même pas ceux d'une communication en temps de crise.<br /> <br /> Alors oui, peut-être avez vous raison sur le fait que les médias aient une attention particulière à traiter de sujets aussi sensibles, mais l'espace qu'ils remplissent me semble d'abord être celui laissé en friche par une classe politique qui a oublié le sens de l'Etat.<br /> <br /> Bien à vous,<br /> Jean Yves
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O
<br /> Vous avez raison.<br /> <br /> <br />
M
"Les médias n’ont pas conscience d’être en guerre."<br /> Quand un média à t'il conscience d'être en guerre ? <br /> réponse : quand la guerre s'impose aux médias, et que l'état de guerre permet à l'état de restreindre la liberté d'expression.
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O
<br /> Que la guerre s'impose à nous signifie-t-il forcément qu'il y a état de guerre ?<br /> Au-delà du caractère très juridique de la notion d'état de guerre (art. 35 de la Constitution), je devine votre critique : qui dit constat guerre dit, de la part du pouvoir, restriction des<br /> libertés publiques. Ou plutôt, risque d'instrumentalisation. D'une instrumentalisation l'autre, pourrait-on dire, passant du sensationnel médiatique au cynisme politique.<br /> C'est un fait. Mais la défaite ne risque-t-elle pas une bien plus grande tyrannie, celle de la violence du vainqueur ?<br /> EN clair, pas d'absolu dans nos réponses. Ou plutôt, même si on a des principes, tous légitimes (partons au moins de ce postulat), que faire quand ces principes rencontrent la réalité ? et que la<br /> réalité ne se plie pas à nos principes ?<br /> Or, la guerre, plus que tout autre événement social, nous met en face de ce dilemme.<br /> Le constater n'est pas y répondre.<br /> <br /> <br />
F
Et supposons que ces journalistes aient raison contre cette guerre. J'ose espérer que la pauvre mis en scène des talibans sur ces photos n'est pas susceptible de faire basculer le sentiment des français quant à cette guerre. Et ils ont au moins permis de lever une partie du voile posé sur la mort de ces hommes, et ainsi contribué à contredire Morin sur l'emploi du mot "guerre". <br /> Sans ces reportage (même si on peut regretter celui du canard...), le péquin moyen en serait encore à penser que les talibans ont pris une "branlée".<br /> N'aurait-il pas été intéressant, et même utile d'avoir ce type de reportages en Algérie? <br /> <br /> Peu importe l'option stratégique en cours, aucune vérité n'est bonne à cacher; quant à la liberté d'expression, elle ne s'use que quand on ne l'utilise pas... On en reparle si un journal taliban fait un reportage sur la supériorité de l'armée américaine.
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O
<br /> Votre commentaire est roboratif.... et utile.<br /> Je m'interroge : que signifie "avoir raison contre cette guerre" ? Cela signifierait que de leur part, en montrant son absurdité, sa violence, son extrême, ils la dénoncent ?<br /> J'en ai (personnellement) assez des dénociations morales proférées par les moralisateurs qui nous "leaderent d'opinion".<br /> Toutefois, et je vous cède sur ce point, il est sûr que le reportage de Match (que je n'ai pas vu, il faut le préciser, je n'aime pas le voyeurisme, celui de la presse people comme celui du JT) a<br /> renforcé la percpetion que nous étions en guerre.<br /> Pour la liberté d'expression, je n'ai pas eu l'impression de la remettre en cause....<br /> <br /> <br />
E
Je partage votre point de vue du §1 et je pense également que l'accumulation de visites sur les "lieux du drame", constitue un terrible aveu de faiblesse dans un contexte de guerre. En revanche, j’en tire une conclusion différente : l'état et ses différentes émanations doivent prendre acte de la position (depuis longtemps) versatile des médias quand à la défense des intérêts nationaux (ex : conflits coloniaux). Il doit donc agir de manière offensive pour faire en sorte de gagner sur le terrain médiatique et ne pas se bercer d’illusions quand à un éventuel soutien des médias soudainement éclairés par les lumières d’une conscience stratégique improbable. Il me semble ainsi inapproprié de demander aux journalistes de "choisir leur camp", même si certains le font ou l'ont fait dans une conception idéologique de leur métier. Si l'on en croit les propos de Véronique de Viguerie (Paris Match) co-auteur de l'article sur les talibans d'Uzbin, c'est dans une démarche peut être naïve et sans conscience stratégique, mais de bonne foi journalistique que son reportage a été accompli. Mais après tout cette démarche n'est elle pas "occidentale" et donc plus ou moins inéluctable? je m'explique en citant le livre de Roger-Pol Droit que j'ai lu sur vos conseils : "...comme si l'un des ressorts de l'occident était d'aller toujours plus loin dans la mise en cause, dans la critique et dans l'autocritique...il lui arrive en effet de verser dans le dénigrement de soi même, l'auto accusation et le manque de confiance dans son histoire et le sens de son identité" (p98). Les médias ne présenteront jamais à nos ennemis un front uni de soutien aux valeurs de l'occident et il vaut mieux en prendre son parti quand on a en charge la défense des intérêts d’un pays.<br /> <br /> Ps : par ailleurs, j’apprécie beaucoup les publications de votre blog qui donne des analyses vraiment intéressantes de la situation internationale.
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O
<br /> Votre analyse est tout à fait pertinente, et un utile contre-point à mon billet d'humeur. Merci.<br /> Et heureux de voir que vous me lisez régulièrement....<br /> <br /> NB : je note d'ailleurs que ce billet a provoqué des commentaires de lecteurs que je vois pour la première fois : tant mieux, et bienvenue : n'hésitez pas à vous exprimer, nul besoin d'être<br /> spécialiste. Juste un peu de réflexion....<br /> <br /> <br />
J
> Appartenons nous au « nous » du « nous sommes en<br /> > guerre » ? sinon, on est, ‘objectivement’, avec<br /> > les autres. Avec l’ennemi.<br /> <br /> C'est vrai à partir du moment où le consensus sur la nature du conflit, ses enjeux et les sacrifices acceptables est de nature à souder les citoyens derrière un même objectif stratégique. Or la sphère politique n'est pas parvenu à ce résultat - on peut même dire qu'elle n'a carrément pas fait ce travail idéologique. Demandez au Français pourquoi nous opérons en Afghanistan - les réponses seront pour le moins floues. La stabilité de la région est-elle importante pour la France ? Peut-être - mais les citoyens ont besoin qu'on les convainque à l'aide d'arguments. Il est vrai qu'en temps de guerre le pouvoir politique ne peut pas toujours tout expliquer, mais en démocratie cette démarche pédagogique est pourtant indispensable. En attendant qu'il ait lieu, nous pouvons légitimement être sceptiques.
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O
<br /> Vous avez raison, le politique n'a pas fait son travail. Il le fera, inéluctablement, (voir mon billet récent)<br /> Ce dont il est question ici, c'est du sensationnalisme : contrairement aux apparences, il n'est pas neutre.<br /> Mais ce choix est mou. IL n'y a pas de concsensus, pas de choix politique. Il y a choix, mais par défaut. c'est ce que je reproche.<br /> <br /> <br />