Faut-il un Terroristan ?
Dans un excellent article (voir ici), Frédéric Bobin explique bien pourquoi le Pakistan ne peut se désintéresser de sa frontière occidentale.
Car on voit bien la tentation américaine (et, de façon plus inavouée, européenne) d’isoler un terroristan de part et d’autre de la frontière afghano-pakistanaise et d’en faire un kill-box à tir libre, qui laisserait d’un côté un Afghanistan dominer toutes les provinces à l’ouest d’une ligne Kandahar – passe de Khyber, et de l’autre un Pakistan amputé de ses provinces tribales.
Mais cet impératif tactique se heurte à des impératifs géopolitiques qu’il convient de relever. Car il s’agit d’une belle illustration de la façon dont la géopolitique domine la stratégie, et illustre parfaitement pourquoi le stratège s’intéresse, forcément, à la politique.
1/ Créer un terroristan, sur des motifs purement militaires, ignorerait l’arrière-plan politique du conflit.
2/ Ce serait créer un embryon de pachoutnistan, qui serait une menace à la fois pour le Pakistan et pour l’Afghanistan.
3/ Car sous prétexte d’un Etat tampon qui serait destiné à assurer la stabilité des deux Etats voisins, on affaiblirait en fait ces deux Etats qui n’auraient plus de raison d’être.
4/ Car le Pakistan existe par opposition « religieuse » (ou plutôt, sur le fondement d’une identification religieuse) à l’Inde. Or, la dissymétrie entre les deux pays oblige le Pakistan à avoir un arrière-pays qui lui assure une profondeur stratégique.
5/ Dans le même temps, l’Afghanistan est déjà un Etat tampon, entre Perse et sous-continent, entre Asie centrale et océan indien, entre Moyen-Orient et Chine. Dépecer un Etat-tampon, c’est lui retirer son existence.
6/ Le voisinage de ces deux Etats est donc forcément mal-aisé : car un Etat tampon suscite forcément l’intérêt expansionniste des voisins ; et la faiblesse constitutive du Pakistan (et le fait qu’il n’a de frontières quasiment qu’avec deux pays, dont l’ennemi existentiel), le rend très fébrile sur le sujet.
7/ Est-ce donc un hasard si la ligne Durand est contestée depuis l’origine ? et qu’elle pollue (officiellement) la collaboration des deux Etats dans la lutte contre le terrorisme ?
8/ Enfin, la création d’un terroristan (en fait, d’une zone grise de création occidentale) remettrait en question les notions de souveraineté (voir ici) et d’intangibilité des frontières. Se passer de la frontière, pour des raisons militaires, revient à saper la justification primaire de ces Etats fragiles. Car un Etat est d’abord un territoire, et donc une frontière. Tuer la frontière, c’est tuer l’Etat. Cela a une dimension politique (et, en fait, géo-politique) tellement cruciale que le fait militaire ne peut aller jusque là.
9/ Ou alors, et c’est le danger, cela revient à inverser l’équation clausewitzienne ( la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens) en une improbable équation : « la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens ». Cette tentation existe. Est-il besoin de développer pour prouver qu’elle est néfaste ?
Olivier Kempf