Clausewitz (Livre I, Chap 2, pp. 68 – 75)

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Dans la deuxième partie de ce chapitre, Clausewitz évoque les moyens de la guerre.

 

1/ Or, « il n’en est qu’un seul : le combat » (p. 68).  Immédiatement, pour le lecteur moderne, se pose la question de l’emploi récent des forces armées : entre les non-guerres du maintien de la paix et les petites guerres actuelles, comment le combat peut-il encore demeurer le seul moyen de la guerre ? Cette question est d’importance, car elle interroge également la validité du discours clausewitzien : celui-ci est-il encore valable pour parler de ce que nous observons aujourd’hui ?  C’est cette question qui sous-tend le débat que j’ai avec certains lecteurs et correspondants (voir billet d’hier).

Pour CVC, « l’idée du combat est nécessairement contenue dans l’emploi des forces armées, c’est-à-dire l’emploi d’hommes en armes ». « A la guerre, le combat n’est pas le combat d’un individu contre un autre, c’est un tout composé de multiples parties » : ce paragraphe permet à CVC de passer du singulier au collectif, et de justifier pourquoi la forme du duel est essentielle pour comprendre la guerre, même si le duel n’est plus l’affrontement de deux individus.  La guerre devient ainsi une forme collective, même si elle exprime toujours un duel.

 

2/ « Le but du combat, son objet en d’autres termes, constitue lui même une unité.  A chacune de ces unités qui se distinguent dans le combat, on donne le nom d’engagement ». CVC opère ici le travail inverse : le combat est un tout collectif, qui peut se décomposer en « unités » auxquelles il donne le nom d’engagement.

L’emploi des forces « n’est rien d’autre que la décision de procéder à un certain nombre d’engagements et à les organiser dans un certain ordre » (p. 69) : grâce à cela, on comprend l’action du stratège.  Car « toute action militaire se rapporte donc nécessairement à l’engagement, directement ou indirectement ». Il faut prendre part à l’engagement « au bon endroit et au bon moment ». Là encore, même si ce n’est pas explicite, on comprend le sens de la décision militaire et le rôle du chef militaire : déterminer quels engagements militaires il faut conduire, où, et quand. (ce que j’appelle le triptyque de la décision militaire).

 

3/ « Dans l’engagement, tout converge vers la destruction de l’adversaire ou plutôt la destruction de sa force armée ». Cette phrase est essentielle, et pourtant il est probable que CVC n’a pas eu conscience de son importance. En effet, et cela renvoie à notre remarque liminaire, la destruction de l’adversaire ne paraît plus, aujourd’hui, constituer toujours et partout le but de l’action armée. Les exemples sont innombrables (Bosnie de 92 à 95, ou EUFOR RD Congo en 2006). Aujourd’hui, les forces armées sont aussi utilisées pour d’autres tâches, et tout d’abord parce qu’il n’y a pas d’adversaire désigné. Pour autant, l’affirmation de Clausewitz demeure fondamentale, car il parle de l’emploi normal des armées. Et cette prééminence de la guerre se redécouvre en ce moment en Afghanistan, après l’Irak....

Un peu plus loin, CVCV ajoute que « le combat que mène cette armée est lui-même une structure complexe faite de hiérarchisation et d’intégration ». On a le sentiment qu’il ne s’agit que de la complexité évoquée plus haut ; toutefois, à bien y réfléchir, on observe que CVC parle de l’adversaire et de sa force armée, comme si elle était « hiérarchisée » : il présuppose en fait un ennemi étatique. Là encore, on remarque combien sa pensée est contextuée historiquement – ce qu’on ne saurait lui reprocher. Or, il faut comprendre dans quelle mesure cette pensée résiste au changement de contexte.

 

4/ Clausewitz se penche ensuite sur les exceptions au principe de destruction qu’il vient lui même d’énoncer. Ces exceptions appellent notre attention, car peut-être vont-elles répondre à nos interrogations ?

« Il y a donc de multiples raisons pour lesquelles l’objectif d’un engagement n’est pas la destruction de l’armée ennemie, de celle qui nous fait face. La destruction peut n’être que moyen. Dans un tel cas, la destruction n’es plus l’enjeu ? L’engagement n’est alors qu’une épreuve de force. Il n’a aucune valeur en lui-même, seul son dénouement compte » (p. 70). Je crois que ce passage impose de revenir sur cette expression à laquelle nous ne prêtons plus attention : « épreuve de force » : c’est vraiment le « bras de fer » dans lequel on « se mesure » à l’autre.

Or, « une estimation peut suffire à régler l’épreuve de force ». Une « estimation » ! : « on comprend comment des campagnes entières peuvent être menées activement sans que le combat proprement dit y joue un grand rôle ». En clair, l’abstention du combat ne signifie pas qu’on refuse l’épreuve de force, mais qu’on passe par d’autres moyens pour en mesurer le résultat : j’ai l’impression qu’on est loin des cas contemporains de neutralité militaire.

 

5/ Revenons à la destruction de l’ennemi. « A la guerre, seul l’engagement est efficace. Dans l’engagement, la destruction de l’armée antagoniste est le moyen qui mène au but. » (p. 71).

« La destruction des forces ennemies est donc le fondement de toute l’action militaire » : cette phrase claque aux oreilles de tous ceux qui ont prôné de faire de la « gesticulation militaire ». Car  la guerre est d’abord un affrontement de volontés. « On ne s’engage jamais dans l’action qu’en présumant que, si la bataille doit avoir lieu, elle sera favorable ». La semaine dernière, un général britannique a déclaré (avec l’autorisation de son gouvernement, sinon il aurait été renvoyé), que « la guerre contre les talibans est ingagnable ». Cette seule déclaration prouve qu’elle est perdue, et que celui qui la prononce abdique en fait sa volonté.

CVC précise un peu plus loin, à propos de la destruction de l’armée ennemie, qu’il ne faut pas « limiter ce concept à la seule force physique, mais qu’il faut bien encore plus y inclure sa force morale » (P. 72). La force morale qui seule soutient la volonté, à moins qu’elle n’en soit l’expression.

 

6/ CVC passe alors à la question du coût, notion qu’il a déjà évoquée. « Si la destruction de l’ennemie est d’une valeur qui surpasse toutes les autres, son coût est élevé et le danger est grand. Et c’est pour s’en garder que l’on suit d’autres voies ». Mais « le danger que nous fait courir cette méthode, c’est que l’efficacité supérieure que nous y recherchons se retournera contre nous en cas d’insuccès ».

 

7/ Clausewitz en tire donc sa faveur de la défensive, qui passe par le choix de la résistance. Car il y a deux pôles dans la recherche de la destruction de l’ennemi : un pôle positif (l’acte de destruction) est un pôle négatif : « la préservation de la nôtre » (de destruction) (p. 73). « La quête du but positif suscite l’acte de destruction, celle du but négatif l’attend ». « Dans quelle mesure cette attente est loisible et possible, nous l’examinerons avec la théorie de l’offensive, dont nous touchons ici les origines ». Mais « l’attente ne peut se muer en passivité absolue » (p. 74).

« On ne peut nullement considérer la solution qui évite l’effusion de sang comme le moyen naturel de satisfaire au souci de la préservation de nos forces ; dans les cas où cette méthode est inadaptée aux circonstances, elle conduirait au contraire à notre complète destruction ».  Ces pages désavouent nettement la doctrine du zéro mort. On ne peut aller vers des économies absolues à la guerre : à un moment donné, qui certes dépend des circonstances, il faut être prêt à s’investir, et donc à courir des risques.

Car quand on choisit « l’ajournement de l’action dans le temps », « quand vient le moment où la négative n’est plus tenable (...) la destruction de l’armée ennemie, un temps suspendue mais jamais abandonnée, revient au premier plan ».

On voit là combien cela relativise la défensive : ce n’est au fond, si on comprend bien CVC, qu’une temporisation !

Car « nous n’aurions garde d’oublier que la résolution sanglante de la crise, la destruction de l’armée ennemie, est le premier-né des fils de la guerre » (p. 75). 

 

Effectivement, nous n’aurons garde de l’oublier !

 

Olivier Kempf

 

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