Géopolitique marine

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En sus du dernier numéro de DN&SC, l’abonné reçoit un supplément sur le Charles De Gaulle. On y parle du porte-avion, mais aussi de stratégie marine.

Je retiens bien sûr le discours prononcé par le général à l’école navale, le 15 février 1965. On y trouve des expressions tout à fait obsolètes : « puissance guerrière de la France » (à deux reprises), « vous aurez, vous avez déjà, à vous adapter pour faire la guerre », « la marine est faite pour la guerre ».

Entendriez vous cela dans la bouche d’un homme politique contemporain ? Non, bien sûr, cela n’obéit pas aux canons du conformisme ambiant (ce qu’on appelle le politiquement correct, et qui n’est que politiquement conformiste). On est passé de la guerre à la défense et désormais à la sécurité. Evolution aveuglante !

 

Ce supplément est publié à l’occasion de l’Euronaval, qui fait d’ailleurs l’objet du dernier DSI. Je signale à ce propos le remarquable article de Joseph Henrotin sur « Mahan et Corbett, deux visions de la stratégie navale ».

Cela renvoie aux mots de De Gaulle :

« Je salue ce site de Brest qui est marqué par la géographie pour être un haut lieu de notre destin, le destin de cette France pour laquelle, comme pour tous les pays d’ailleurs, la mer est à la fois un obstacle, c’est-à-dire une défense, et aussi un chemin, c’est-à-dire un moyen de se répandre, de la France qui est un cap d’un continent avec trois façades sur la mer, de la France qui est pas conséquent marquée pour être un pays maritime ». On lira d’ailleurs avec intérêt, toujours dans DN&SC, l’article du CEMM, l’amiral Forissier, sur « le général De Gaulle et la vision du large ».

 

Tout ceci m’amène à quelques considérations de géopolitologue sur les espaces maritimes. Et sur ce qu’on pourrait appeler la géopolitique marine.

 

En premier lieu, la mer est le premier espace non terrestre. Derrière ce constat obvie se cache une autre réalité : on ne vit pas en mer, on ne demeure pas en mer, on ne maîtrise pas la mer, ou du moins pas de façon aussi permanente et économe qu’on le fait sur terre. Sur terre, des hommes vivent sans qu’ils soit besoin de cet outil qu’on appelle le navire. La géopolitique étudie les rivalités de puissance sur les territoires et les populations qui y vivent. La terre, ou plutôt le territoire, n’existe que par ses populations ou la possibilité de celles-ci. Le territoire n’existe que par la permanence de son occupation.

Or, quoique vous fassiez, et quels que soient les utopies de cités flottantes, la mer ne subit qu’une occupation de passage, pour la simple raison qu’il faut un navire pour y demeurer. La mer est donc seconde, en géopolitique, par rapport à la terre. Elle n’a d’intérêt géopolitique que par rapport à des territoires distants, dont il faut bien sûr examiner les relations.

Ainsi, on s’intéressera à un port naturel, ou à un détroit, ou aux eaux intérieures d’un système îlien ou archipélagique. La mer s’intéresse, plus encore que la terre, aux points de passage obligés, aux routes, aux escales.

Cette maîtrise jamais permanente polarise toute la réflexion géopolitique marine. Entre un Mahan qui croit à cette maîtrise et un Corbett qui tient compte de cette discontinuité, le géopolitologue a plutôt tendance à préférer le second.

En un mot, on pourrait dire qu’on maîtrise un territoire, quand on ne peut que contrôler un espace maritime. Encore ce contrôle ne peut-il se faire durablement qu’à partir de la terre.

C’est d’ailleurs ce qui vicie fondamentalement les vues des grands ancêtres de la discipline, et notamment MacKinder ou Mahan, car ils militent pour l’existence de puissances de la terre contre des puissances de la mer : c’est ne pas voir que les puissances de la mer sont, elles aussi, des puissances de la terre ; même si leur caractère îlien les prédispose à une stratégie navale plus prégnante.

En fait, cela s’assimile presque à la distinction Clausewitzienne entre l’offensive et la défensive. CVC estime que la défense a un privilège, celui de la stabilité et de la connaissance du terrain, quand l’offensive s’épuise à suppléer cette dissymétrie première : pareillement, la puissance de la terre fait moins d’effort que la puissance de la mer, obligée d’étendre ses lignes pour dominer l’autre.

Vues théoriques, pas forcément confirmées par l’histoire, c’est entendu. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont dominé le monde, et ce furent des puissances maritimes. Et leur domination fut temporaire.

 

J’ajouterai une autre chose. Si la terre est première, la mer est deuxième, et non pas seconde. En effet, la mer nous apprend le changement de milieu, chose aussi importante en stratégie qu’en géopolitique. En effet, les progrès de la technologie ont permis à l’homme de maîtriser de nouveaux milieux. Si l’embarcation apparut très tôt avec l’humanité, de nouveaux engins permirent d’aller ailleurs. Ce fut tout d’abord le cas de l’air, c’est aujourd’hui le cas de l’espace extra-atmosphérique, ou de l’espace informatique.

Considérez ces espaces comme des milieux où la guerre s’exerce, et vous comprendrez que s’ils participent au combat général, s’ils le compliquent radicalement, la maîtrise de ces nouveaux milieux ne suffit pas à assurer la victoire totale ; et que celle-ci, au final, se concentrera dans la victoire terrestre et dans la maîtrise d’un territoire. Cette doctrine du changement de milieu affecte pareillement la géopolitique et la stratégie.

Ainsi donc, la stratégie maritime, la géopolitique marine viennent compliquer (pour le pas utiliser le mot complexifier, qui est trop laid) les données de base de la stratégie et de la géopolitique. Ces milieux nécessitent même la spécialisation des combattants qui vont s’y affronter, tout comme l’élaboration de tactiques et de doctrines particulières (politiques ou guerrières). Cette spécialisation ne doit pourtant pas aveugler l’observateur. S’il y a un combat maritime, s’il y a une géopolitique marine, c’est toujours dans la perspective d’une domination terrestre (qu’il s’agisse d’invasion, d’attaque, de pillage, d’appropriation, d’exploitation, de destruction, ou de blocus). Cette hiérarchie n’ôte rien à la noblesse de ceux qui servent dans ce milieu (ou même, en suivant un parallélisme des formes, dans les autres milieux).

 

Mais elle permet de comprendre la réalité des objectifs, et donc des lignes d’opération que devra suivre le stratège, sous la direction du politique qui le guide et l’oriente.

Primeur doit être laissée au territoire.

Et c’est ici le géopolitologue, plus que le terrien, qui parle.

 

 

Olivier Kempf

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