Clausewitz (Livre I, Chap. 6) « Des renseignements à la guerre »
Ce chapitre sur le renseignement intéresse le lecteur français au plus haut point, maintenant que le Livre Blanc nous a expliqué que la fonction « anticipation » égalait les quatre autres fonctions stratégiques. Que dit donc Clausewitz de ce renseignement qui nous paraît, aujourd’hui, si essentiel ?
Il nous donne deux pages. Seulement.
1/ Et d’abord, une définition. : « ensemble de la connaissance que l’on a de l’ennemi et de son pays, le fondement donc de nos plans et de nos opérations ». Le renseignement est donc un « fondement » : valeur première du renseignement, en ligne donc avec le LB&SN. Mais CVC ajoute aussitôt : « si l’on songe à la nature de ce fondement, à son inexactitude et à son inconstance, on saisira vite la fragilité de l’édifice militaire, le danger qu’elle représente, et comment la guerre peut nous écraser sous ses décombres ». En fait, le renseignement est indispensable mais il faut aussitôt l’oublier.
C’est pourquoi il faut revenir un mot de la première phrase, celui de plan : on sait que le plan est indispensable à la guerre, mais en même temps la première chose qui périt quand celle ci commence. On a l’impression que pour CVC, il en est de même du renseignement : une donnée indispensable avant, mais qu’il faut presque négliger pendant la conduite.
Négliger les renseignements ? oui : « fermement campé sur la supériorité de son intime conviction, le chef doit se dresser comme la falaise ».
2/ Pourquoi ? parce que le renseignement contribue à la friction, notion que Clausewitz bâtit peu à peu en cette fin de livre I. Ainsi, « une grande partie des renseignements qu’on reçoit à la guerre est contradictoire, une partie plus considérable est fausse ». Le chef doit donc avoir du « discernement », « la loi des probabilités doit le guider ». C’est vrai « lorsqu’on dresse les premières esquisses de plan dans un cabinet (…), cela s ‘aggrave infiniment dans le fracas de la guerre ».
« La difficulté de voir juste, qui crée l’une des principales frictions à la guerre, fait voir les choses bien autres qu’on ne s’y attendait ». et « Il y a vraiment un gouffre entre le projet et son exécution ».
3/ Qu’il nous soit permis de nous appuyer sur ces propos pour critiquer encore le discours actuel sur la guerre infocentrée : est-ce parce qu’on « connaît » mieux le champ de bataille qu’on réduit la friction ? ou plutôt, qu’on facilite mieux la décision ? et qu’on a plus de chance de remporter la victoire ?
Moyens techniques, utiles, incontestablement : oui, une meilleure chaîne de compte-rendu facilite le déroulement des opérations ; et donc oui, nous avons raison d’investir dans le C4ISR. Mais attention : quelque soit son montant, cet investissement ne garantit pas le succès. C’est d’autant plus gênant que l’investissement est cher : pour le justifier, pour forcer le décideur à le choisir, le promoteur (technicien militaire ou industriel) tiendra un discours « garantissant » la supériorité. Or, cette supériorité est relative. Toujours, la friction restera. Et toujours, il faudra en revenir à « la supériorité de l’intime conviction ».
Quel risque !
c’est bien le problème : on est obligé de s’en remettre au sujet, à la personne, au génie militaire, sans que la technique ne garantisse la supériorité.
4/ Quant au renseignement, on reste surpris de la place subordonnée que lui donne Clausewitz. Cela n’a rien à voir avec ce qu’on lit dans Sun Tsé, par exemple. Et il est curieux que CVC néglige cette « connaissance », alors qu’il ne cesse de privilégier un discours rationnel depuis le début de son ouvrage.
Comme si le renseignement n’était pas rationnel. Cette impasse mérite d’être relevée.
Olivier Kempf