A propos des attentats de Bombay
Connaissant mal cette région d’Asie du sud, j’ai attendu quelques jours avant d’apporter quelques commentaires. Ceux-ci sont bien évidemment critiquables et révisables. Et j’attends avec impatience vos remarques à ce sujet.
1/ Au début, j’ai été frappé par la volonté des terroristes d’attaquer les symboles occidentaux (même s’il y avait, à cette aune, des cibles curieuses comme la synagogue ou la gare). Cela a d’ailleurs été remarqué par beaucoup, même si c’est depuis laissé de côté, au motif qu’il apparaît que le groupe venait du Pakistan.
Je pense qu’il ne faut pas oublier cette première dimension anti-occidentale, qui s’inspire de la propagande d’Al Qaida. Même si bien sûr, le fait pakistano-indien joue un rôle de premier plan et j’y reviendrai.
Cela illustre l’influence idéologique d’AQ (qui fournit un arsenal idéologique à de nombreux groupes, tout comme Marx fournissait l’appareil intellectuel à de nombreux révolutionnaires), mais aussi sa défaite organisationnelle : car ces groupes sont désormais tous autonomes, indépendants de « la base ». Il y a une forme d’acculturation de la logique terroristo-islamique. Poursuivons le parallèle avec le communisme : chacun a vu avec les exemples soviétique, chinois et vietnamien, qu’il y avait des « voies » particulières et que la prétention universelle du communisme s’effaçait devant les géopolitiques locales. Il faut probablement penser AQ de cette façon là aussi.
2/ On ne peut qu’être frappé par la dimension géographique de ces attentats : ils relient symboliquement Karachi à Bombay, les deux villes « occidentales » du Pakistan et de l’Inde, qui bordent le débouché du Golfe persique et constituent les points terminaux de l’axe géopolitique défini par le Livre Blanc (Marseille Ormuz et, maintenant, Bombay).
Karachi est la ville la plus développée du Pakistan, dans ce Sind qui ne comprend pas les délires pachtounes ou cachemiris des ultras du nord.
3/ Alexandre Adler, dans sa chronique passionnante de samedi (ici), émet l’hypothèse qu’il s’agit d’un soubresaut de la maladie qui s’oppose à la tendance naturelle de la réunification, dans les faits, entre les deux Indes, celle du Pakistan et celle de l’Union Indienne. Il y a des éléments de vérité, bien sûr, même s’il ne faut pas oublier les attentats anti-indiens et autonomistes qui ont lieu à l’autre bout du pays, dans cette province d’Inde Bengalaise : il y a donc autant de signes de décomposition que de recomposition. Mais il faut laisser à Adler la liberté de sélectionner ceux qui vont dans le sens de sa thèse.
Car elle a un grand mérite, en poussant à constater que la question n’est pas indienne, mais pakistanaise.
En frappant Bombay, les terroristes ont pensé au Cachemire.
4/ Or, le nouveau pouvoir civil de M. Asif Ali Zardari surprend par la rigueur de sa ligne politique : on craignait qu’après le départ de M. Musharraf (voir mes billets ici), le pays sombrerait dans des méandres politiciens qui entraveraient toute action politique. Force est de constater que M. Zardiri a immédiatement choisi une ligne anti-islamique à l’ouest (avec l’Afghanistan et le « pachtounistan ») et réconciliatrice à l’est (avec l’Inde). C’est un renversement géopolitique radical.
La difficulté vient de l’ancienneté du pouvoir militaire, qui demeure indispensable à la réussite de cette action (par la lutte menée contre les islamistes du Waziristan et autres provinces tribales), et qui doit dorénavant passer sous l’autorité d’un pouvoir civil légitimé par les urnes mais aussi par l’extérieur (les Etats-Unis).
A cet égard, la décision de contrôler l’ISI (les services de renseignement pakistanais qui sont responsables de l’instrumentalisation talibane) est fondamentale. Car l’ISI a soutenu les talibans pour ménager une profondeur stratégique face à la lutte avec l’Inde.
La solution de la crise afghane passe donc par la rupture de la rivalité mimétique (lire René Girard) qui oppose l’Inde au Pakistan. Frères ennemis absurdes, et dont l’inimitié factice commençait de se résoudre dans la modernité commerçante : preuve que la mondialisation peut, effectivement, concourir à la paix.
En réduisant l’ISI, en civilisant le Pakistan, en lui donnant un autre fondement identitaire que la seule origine musulmane, M. Zardari annonce une politique doublement bénéfique : envers l’Inde, cela va de soi, mais aussi dans l‘affaire afghane.
5/ C’est selon cet éclairage qu’il faut comprendre la résolution des terroristes : certes, anti-occidentale selon une idéologie al-qaidiste qui semble une citation ; citation logique également en ce qu’elle renforce, géographiquement, le clivage traditionnel contre l’Inde qui nécessite la profondeur géopolitique dont je parlais tout à l’heure ; mais profondément (« fondamentalement ») activée par la volonté de réactiver le vieux clivage pakistano-indien, et tout d’abord sur la question du Cachemire. Le groupe Lashkar-e-Taiba est d’abord un groupe islamiste cachemirien.
6/ C’est pourquoi il ne faut pas que l’Inde tombe dans le piège de la vindicte (étymologiquement, vengeance) anti-pakistanaise. Car ce serait réactiver une identité pakistanaise fondée sur le seul fait musulman, qui n’existerait que dans son acception la plus radicale et dévoyée. Ce serait surtout tomber dans la rivalité mimétique voulue par les terroristes, alors qu’on sait bien qu’elle est mortifère.
Il faut espérer en la sagesse indienne, et en l’appui occidental.
La seule voie consiste évidemment dans la poursuite du rapprochement entre les deux pays.
7/On notera enfin au passage qu’il a fallu qu’ils détiennent tous les deux l’arme nucléaire pour qu’ils se rendent compte de la vacuité de leur inimitié, qui ne justifiait pas, à l’évidence, la disparition ni de soi ni de l’autre. C’est un joli contrepoint aux théories catastrophistes sur la prolifération. La prolifération nucléaire peut aussi apporter la raison.
Olivier Kempf