Clausewitz (Livre II, chap. 1) « Classification de l’art de la guerre »
Ce premier chapitre ouvre le Livre II, intitulé « De la théorie de la guerre ».
1/ Cette classification suggère une méthode qui est loin d’être anodine. Car « notre classification procède comme toutes les taxinomies du monde réel, par distinction graduelle entre objets » (p. 113).
11/ On a déjà noté la volonté clausewitzienne non seulement de théoriser, mais d’apporter une méthode scientifique à l’étude de la guerre : une méthode qui serait éloignée d’une simple combinatoire éloignée « du monde réel », mais qui permettrait d’appréhender et de théoriser l’objet de son étude, la guerre (voir le titre du chapitre). Aussi n’est il pas anodin de relever cette méthode, surtout que son énoncé n’intervient qu’au hasard d’un paragraphe, au milieu de la troisième page : curieusement, comme si CVC n’y portait pas d’attention, alors que la puissance de son esprit s’attache habituellement à relever les principes comme les détails et les exceptions. Comme si cette méthode était « naturelle » et positive.
Clausewitz est de son époque, entre Carl von Linné et Dmitri Mendeleïev : l’esprit scientifique est alors à la classification, à la distinction, à la taxonomie.
12/ Cela pose des questions épistémologiques au lecteur moderne : ces distinctions binaires (soit…, soit…) permettent elles encore de décrire la totalité de notre univers ? or, les plus grands scientifiques contemporains s’interrogent sur la possibilité d’une vérité qui ne soit pas simplement binaire mais qui autorise qu’une proposition admette une part de son contraire.
N’est-ce pas le même questionnement qui touche les stratégistes ? qu’est-ce au fond que la guerre asymétrique, sinon la rupture d’une polarité bien connue et l’introduction de déséquilibres dans la conduite de la guerre ? où la puissance passe par la faiblesse, où la domination technologique n’est plus l’apanage du « plus puissant », où le milieu (la population) est « à la fois » acteur et enjeu ? comment penser le « à la fois » ?
Le langage stratégique contemporain ne peut plus être binaire. Les stratégistes doivent se mettre à l’écoute des épistémologues. C’est un littéraire qui vous le dit….
2/ Suivons pourtant Clausewitz. Quelques phrases fortes, tout d’abord : « La guerre, c’est le combat » (p. 111). « Au combat, on mesure ses forces morales et physiques par l’intermédiaire de ces dernières ». « Les besoins du combat ont eu tôt fait d’inciter l’homme à innover pour obtenir l’avantage, ce qui a profondément transformé le combat ; quelle qu’en soit la forme, la nature n’en change pas et c’est toujours lui qui constitue la guerre ».
Réduire la guerre au combat est une hypothèse extrêmement forte : CVC va donc utiliser les pages qui suivent à l’étayer. Nous y reviendrons.
Cette première équation est nécessaire, car elle permet de lier la guerre comme affrontement des volontés (dans sa nature politique, comme nous l’avons vu au premier livre) à l’affrontement physique sur le terrain. C’est probablement cette nécessité conceptuelle qui amène CVC à identifier le combat à la guerre.
La dernière citation est importante, car elle sonne comme un désaveu de la notion de révolution dans les affaires militaires (RAM). La technologie peut transformer la forme du combat, sa nature ultime demeure constante : la mesure de volontés au travers de la mesure des forces physiques.
3/ Tactique et stratégie
CVC aborde ensuite la distinction traditionnelle entre tactique et stratégique. Notons qu’il ne mentionne pas l’opératique.
« La conduite de la guerre consiste à ordonner et diriger le combat [qui] est fait d’une multitude d’actes isolés (…) appelés engagements ». (p. 112). « D’où découle une tout autre activité, celle qui consiste à agencer et conduire ces engagements distincts, et à les coordonner en fonction de la guerre prise dans son ensemble. L’une est la tactique, l’autre la stratégie ». Cette distinction est « d’un usage presque général » (p. 113). « Mais il doit y avoir une raison à ce que de telles catégories soient utilisées à l’aveuglette ». Dès 1830, Clausewitz se plaignait de l’usage abusif des mots « stratégique » et « tactique » ! il n’avait pas entendu parlé de stratégie d’entreprise ni de stratégie de communication….
Il donne donc des définitions : la tactique « sera la théorie de l’emploi de la force armée dans l’engagement », et la stratégie « la théorie de l’emploi de l’engagement au service de la guerre ».
Autant la première est compréhensible, autant la seconde ne satisfait pas le lecteur. Je préfère quand il dit que le niveau stratégique est celui qui consiste à « coordonner [les engagements] en fonction de la guerre prise dans son ensemble ». Il s’agit de la distinction classique selon une focale d’analyse (voir mon dernier billet sur la dissuasion tactique), entre le local et le général, entre le particulier et l’ensemble.
C’est finalement peu convainquant et peu argumenté. Ceci explique peut-être le caractère assez confus des pages qui suivent.
4/Confus ?
41/ oui, car CVC veut délimiter ce qui est au cœur du combat et ce qui n’y est pas. Il s’agit des « activités auxiliaires » qui « ont toutes trait à l’entretien des forces » (p. 113). Il s’agit des « objets que poursuivent les actions autres que l’engagement », qu’ils « se rapportent à un aspect du combat » comme « les marches, les campements et les cantonnements », ou « ceux qui ne sont pas partie du combat » comme « les subsistances, le service de santé, le réapprovisionnement en armes et en munitions ». (p. 114). De même, « la marche hors de l’engagement ne fait qu’exécuter un dessein stratégique qui détermine quand, où et avec quelles forces l’engagement va avoir lieu » (p. 115). « Même les retranchements (… ) n’appartiennent pas à la théorie de la conduite de la guerre ». Quant au « ravitaillement », « il imprègne complètement les composantes stratégiques de l’action militaire », car « il y aura interaction fréquente entre la stratégie et les considérations qui ont trait au ravitaillement » (p. 117) : voilà qui devrait faire plaisir aux logisticiens.
42/ En fait, ces pages trahissent leur époque et leur auteur : non seulement on voit se dérouler une guerre de la fin du XVIII° siècle, mais il s’agit d’une guerre terrestre, exclusivement.
Dès lors, pour CVC, et en simplifiant, la tactique traite du seul combat, quand la stratégie s’occupe de son environnement. A cette aune, on reprendra la distinction entre mêlée d’une part (le combat, donc la tactique), et l’appui et le soutien d’autre part (l’environnement de la guerre, donc la stratégie).
C’est bien sûr très limitatif : en fait, Clausewitz considère comme stratégique la capacité à conduire un combat interarmes qui prenne en compte non seulement la bataille, mais aussi la préparation de la bataille, avec ses conséquences en terme de lieu mais aussi d’espace : seule la maîtrise de l’environnement permet l’anticipation, seule l’anticipation permet le plan, seul le plan est stratégique, car il est pensée quand le combat est réaction.
C’est d’ailleurs en cela que ces pages peuvent être d’actualité aujourd’hui : remplacez « interarmes » par « interarmées », et comprenez « environnement » dans son sens moderne (médiatique, politique, démographique) et pas seulement terrestre, et vous voyez immédiatement ce qui est stratégique (inter-milieux) par rapport au tactique (mono-milieu).
43/ Pourtant, dans sa conclusion, Clausewitz semble aller à l’encontre de ce qu’on a lu jusque là. « Les activités qui appartiennent à la guerre se divisent en deux grandes catégories : celles qui ne sont que des préparatifs de guerre, et la guerre elle-même. La théorie doit refléter cette division » (p. 118) : on retrouve là la taxonomie décrite en premier.
Mais « la conduite de la guerre au sens restreint se subdivise à son tour en tactique et en stratégie ». « L’une et l’autre n’examinent la conduite des marches, des camps et des cantonnements qu’au prisme de l’engagement : ces éléments sont alors d’ordre tactique ou d’ordre stratégique selon qu’ils se rapportent à la forme ou à la valeur de l’engagement » (p. 119). Cette dernière affirmation laisse perplexe, car elle suggère que tout événement de le guerre peut être compris sous une double perspective, à la fois tactique et stratégique. Cela renvoie à la définition de la tactique et de la stratégie, dont on a vu, notamment pour la seconde, qu’elle était insatisfaisante.
Le lecteur excusera ce billet démesuré : sa longueur tient non au nombre de pages commentées, mais à la difficulté que j’ai eue à les appréhender. Elle trahit plus mes limites qu’autre chose.
O. Kempf