Clausewitz (Livre II, chap. 2) pp 120-129 : la théorie de la guerre
Ce long chapitre reprend des éléments que nous avons déjà vus.
1/ Clausewitz, qui commence à évoquer les "difficultés principales d'une théorie de la guerre", va détailler ses réflexions épistémologiques. Tout d'abord, en rappelant les "caractéristiques principales de l'action militaire". Il en décompte trois :
- les forces morales :
le sentiment d'hostilité : "nos guerres manquent rarement de haine nationale" mais si "elles manquent au départ, une flambée d'hostilité ne tardera pas à s'élever" : cette réflexion marque le contexte de la pensée de CVC, qui s'inscrit dans une histoire napoléonienne, celle donc de l'émergence de la nation en armes. Au-delà, c'est toute la source de l'origine politique de la guerre qui est fondée. Ce fondement politique peut-il demeurer, alors que le cadre national de la guerre semble de nos jours obsolète ? c'est un des principaux débats du moment, auquel F. Duran a apporté une brillante réponse dans son blog puis dans DN&SC de janvier prochain, où je lui ai demandé de publier ses réflexions sur le sujet.
le courage : car "le combat engendre le danger". "On veut s'y soustraire", ou alors, "c'est que le courage tient l'instinct en respect". "Mais le courage n'est pas une fonction de l'intellect, c'est un sentiment, comme la peur". Car il s'agit de la "conservation de l'âme". Cette réflexion me paraît traduire encore une fois un tempérament contextualisé, où l'honneur est une valeur partagée et fonde l'éducation des élites, notamment militaires. Malgré les masses en armes, on préfère encore Corneille à Racine.
- "la réaction corrélative" (p. 123) :
dans l'action militaire, "à une action correspond en retour une réaction vivante; il en sort une interaction". "La nature même de cette interaction défie le calcul prévisionnel". Nous retrouvons ici l'obsession du calcul de probablité, cher à CVC et signe pour lui du plus grand sérieux scientifique. Comment élaborer une pensée "scientifique", et donc théorique, qui ne soit pas probabiliste ? C'est d'autant plus délicat que CVC remarque que la guerre est une chose "vivante". Cet adjectif est très surprenant, et même si on le comprend au premier degré comme "une activité humaine", il suggère que la guerre est une créature autonome, qui dépasse les circonstances de sa naissance. Cette fascination a été relevée par R. Girard, qui évoque ce trouble sentiment clausewitzien envers le monstre de la guerre.
- "l'incertitude de toutes les données" :
"L'action a toujours lieu dans une pénombre, un brouillard". "Ce que la pénombre soustrait à une vision claire, c'est au talent qu'il incombe de le deviner". Fameux brouillard de la guerre qui va encore compliquer la possibilité d'une doctrine expérimentale. Pour CVC, donc, "il est impossible de formuler une doctrine positive". S'il n'a probablement pas eu connaissance des travaux d'Auguste Comte, il veut en tout cas inscrire sa pensée dans le cadre des débats scientifiques de son temps. Or, "Le talent et le génie agissent en dehors des lois, la théorie est en conflit avec la pratique" (p. 124).
2/ Comment donc concevoir une théorie de la guerre et tourner la difficulté. Par "deux moyens".
- tout d'abord, avec une approche différenciée selon les niveaux. CVC précise ici les niveaux tactiques et stratégiques. "En un mot, la tactique pose moins de problèmes que la stratégie".
- ensuite, "la théorie, à condition de n'être pas conçue comme doctrine positive, c'est-à-dire comme un manuel prescriptif, offre une deuxième possibilité de tourner la difficulté" (p. 125). Cette proposition est intéressante car CVC, s'adressant aux mécanistes allemands de la fin du XVIII° siècle qui prétendaient réduire la guerre en équations, s'adresse en fait au positivisme à naître. La guerre n'est pas une science. C'est que l'époque n'a pas encorre inventé les "sciences humaines".
A partir donc de "l'observation", "la théorie analyse les composantes de la guerre, elle distingue avec netteté ce qui semblait se confondre au départ". "La théorie existe afin d'éviter que chacun ne doive repartir de zéro, mais trouve le sujet déjà mis en ordre et éclairé".
Ainsi "ces règles et ces principes doivent être pour l'intellect actif les lignes directrices des mouvements qu'on lui a inculqués et non le tracé préétabli de ses actions" (p. 126).
S'agit-il pour autant d'une vraie démarche scientifique ? CVC ne retrouve-t-il pas là ce qui a toujours existé, ces florilèges de conseils militaires, ces "arts de la guerre" ?
Car si les "principes" doivent toujours être confrontés à la réalité et être réinterprétés, s'agit-il toujours de principes ?
3/ CVC poursuit sa démarche : "la théorie examine la nature des fins et des moyens. Fins et moyens dans la tactique".
Dans la tactique, "la fin est la victoire". "Nous nous bornons ici à présenter le retrait de l'ennemi du champ de bataille comme signe de la victoire". Grâce à cette victoire, la straégie atteint le but qu'elle avait fixée à l'engagement".
Ces quelques lignes sont très intéressantes. D'abord, CVC donne un critère simple de la victoire : je pense qu'il est toujours valable, même dans le combat moderne et irrégulier. La vraie question, alors, est celle de la durée de ce retrait. Car il est des retraites tactiques, des effacements temporaires qui sont tout sauf une défaite, mais recueillement des forces pour ressurgir ailleurs, et permettre la surprise. N'est-ce pas le sens tactique de toutes les petites guerres, de toutes les tactiques insurgées ? A Uzbin, le retrait des talibans signifie-t-il leur défaite ? oui ce jour là, peut-être pas dans la durée. En fait, le problème des guerres irrégulières n'est plus vraiment l'espace, mais le temps; non plus l'étendue, mais la durée.
La victoire tactique est liée intimement à la stratégie : ce lien est celui de la "signification" de cette victoire, comme l'explique CVC : "la stratégie atteint le but qu'elle avait fixée à l'engagement, et qui lui donne sa signification spécifique". La stratégie est le lieu du sens, la tactique celui de l'engagement. (il ne peut donc, par conséquent, pas y avoir de dissuasion tactique, voir ici).
4/ CVC évoque ensuite les "fins et moyens de la statégie" (p. 128). La stratégie prend en compte des "facteurs" qui affectent l'engagement.
Mais en fait, CVC suggère que ce qui est important, c'est le savoir, lié à l'expérience. Il consacre les dernières pages de ce chapitre au "savoir"; le savoir qui distingue le stratège (et le stratégiste) du combattant, plongé dans la tactique.
Nous reviendrons ultérieurement sur la fin de ce chapitre.
O. Kempf
1/ Clausewitz, qui commence à évoquer les "difficultés principales d'une théorie de la guerre", va détailler ses réflexions épistémologiques. Tout d'abord, en rappelant les "caractéristiques principales de l'action militaire". Il en décompte trois :
- les forces morales :
le sentiment d'hostilité : "nos guerres manquent rarement de haine nationale" mais si "elles manquent au départ, une flambée d'hostilité ne tardera pas à s'élever" : cette réflexion marque le contexte de la pensée de CVC, qui s'inscrit dans une histoire napoléonienne, celle donc de l'émergence de la nation en armes. Au-delà, c'est toute la source de l'origine politique de la guerre qui est fondée. Ce fondement politique peut-il demeurer, alors que le cadre national de la guerre semble de nos jours obsolète ? c'est un des principaux débats du moment, auquel F. Duran a apporté une brillante réponse dans son blog puis dans DN&SC de janvier prochain, où je lui ai demandé de publier ses réflexions sur le sujet.
le courage : car "le combat engendre le danger". "On veut s'y soustraire", ou alors, "c'est que le courage tient l'instinct en respect". "Mais le courage n'est pas une fonction de l'intellect, c'est un sentiment, comme la peur". Car il s'agit de la "conservation de l'âme". Cette réflexion me paraît traduire encore une fois un tempérament contextualisé, où l'honneur est une valeur partagée et fonde l'éducation des élites, notamment militaires. Malgré les masses en armes, on préfère encore Corneille à Racine.
- "la réaction corrélative" (p. 123) :
dans l'action militaire, "à une action correspond en retour une réaction vivante; il en sort une interaction". "La nature même de cette interaction défie le calcul prévisionnel". Nous retrouvons ici l'obsession du calcul de probablité, cher à CVC et signe pour lui du plus grand sérieux scientifique. Comment élaborer une pensée "scientifique", et donc théorique, qui ne soit pas probabiliste ? C'est d'autant plus délicat que CVC remarque que la guerre est une chose "vivante". Cet adjectif est très surprenant, et même si on le comprend au premier degré comme "une activité humaine", il suggère que la guerre est une créature autonome, qui dépasse les circonstances de sa naissance. Cette fascination a été relevée par R. Girard, qui évoque ce trouble sentiment clausewitzien envers le monstre de la guerre.
- "l'incertitude de toutes les données" :
"L'action a toujours lieu dans une pénombre, un brouillard". "Ce que la pénombre soustrait à une vision claire, c'est au talent qu'il incombe de le deviner". Fameux brouillard de la guerre qui va encore compliquer la possibilité d'une doctrine expérimentale. Pour CVC, donc, "il est impossible de formuler une doctrine positive". S'il n'a probablement pas eu connaissance des travaux d'Auguste Comte, il veut en tout cas inscrire sa pensée dans le cadre des débats scientifiques de son temps. Or, "Le talent et le génie agissent en dehors des lois, la théorie est en conflit avec la pratique" (p. 124).
2/ Comment donc concevoir une théorie de la guerre et tourner la difficulté. Par "deux moyens".
- tout d'abord, avec une approche différenciée selon les niveaux. CVC précise ici les niveaux tactiques et stratégiques. "En un mot, la tactique pose moins de problèmes que la stratégie".
- ensuite, "la théorie, à condition de n'être pas conçue comme doctrine positive, c'est-à-dire comme un manuel prescriptif, offre une deuxième possibilité de tourner la difficulté" (p. 125). Cette proposition est intéressante car CVC, s'adressant aux mécanistes allemands de la fin du XVIII° siècle qui prétendaient réduire la guerre en équations, s'adresse en fait au positivisme à naître. La guerre n'est pas une science. C'est que l'époque n'a pas encorre inventé les "sciences humaines".
A partir donc de "l'observation", "la théorie analyse les composantes de la guerre, elle distingue avec netteté ce qui semblait se confondre au départ". "La théorie existe afin d'éviter que chacun ne doive repartir de zéro, mais trouve le sujet déjà mis en ordre et éclairé".
Ainsi "ces règles et ces principes doivent être pour l'intellect actif les lignes directrices des mouvements qu'on lui a inculqués et non le tracé préétabli de ses actions" (p. 126).
S'agit-il pour autant d'une vraie démarche scientifique ? CVC ne retrouve-t-il pas là ce qui a toujours existé, ces florilèges de conseils militaires, ces "arts de la guerre" ?
Car si les "principes" doivent toujours être confrontés à la réalité et être réinterprétés, s'agit-il toujours de principes ?
3/ CVC poursuit sa démarche : "la théorie examine la nature des fins et des moyens. Fins et moyens dans la tactique".
Dans la tactique, "la fin est la victoire". "Nous nous bornons ici à présenter le retrait de l'ennemi du champ de bataille comme signe de la victoire". Grâce à cette victoire, la straégie atteint le but qu'elle avait fixée à l'engagement".
Ces quelques lignes sont très intéressantes. D'abord, CVC donne un critère simple de la victoire : je pense qu'il est toujours valable, même dans le combat moderne et irrégulier. La vraie question, alors, est celle de la durée de ce retrait. Car il est des retraites tactiques, des effacements temporaires qui sont tout sauf une défaite, mais recueillement des forces pour ressurgir ailleurs, et permettre la surprise. N'est-ce pas le sens tactique de toutes les petites guerres, de toutes les tactiques insurgées ? A Uzbin, le retrait des talibans signifie-t-il leur défaite ? oui ce jour là, peut-être pas dans la durée. En fait, le problème des guerres irrégulières n'est plus vraiment l'espace, mais le temps; non plus l'étendue, mais la durée.
La victoire tactique est liée intimement à la stratégie : ce lien est celui de la "signification" de cette victoire, comme l'explique CVC : "la stratégie atteint le but qu'elle avait fixée à l'engagement, et qui lui donne sa signification spécifique". La stratégie est le lieu du sens, la tactique celui de l'engagement. (il ne peut donc, par conséquent, pas y avoir de dissuasion tactique, voir ici).
4/ CVC évoque ensuite les "fins et moyens de la statégie" (p. 128). La stratégie prend en compte des "facteurs" qui affectent l'engagement.
Mais en fait, CVC suggère que ce qui est important, c'est le savoir, lié à l'expérience. Il consacre les dernières pages de ce chapitre au "savoir"; le savoir qui distingue le stratège (et le stratégiste) du combattant, plongé dans la tactique.
Nous reviendrons ultérieurement sur la fin de ce chapitre.
O. Kempf