Faire-part : décès temporaire de Prométhée
En cette fin d’année, il faut bien constater le décès temporaire de Prométhée.
Je veux dire par là que le syndrome de la guerre technologique a vécu. Ou plutôt, l’idée que la technologie est l’argument qui permet, à lui seul, de vaincre militairement.
1/ C’est le ministre de la défense, H. Morin, qui demande des matériels qui ne soient plus à la pointe de la technologie. C’est le renvoi de Rumsfeld qui met fin à la Révolution dans les affaires militaires (RAM). C’est le bouquin d’A. de La Grange sur les Guerres bâtardes (voir ici ma note de lecture) qui remarque que la supériorité technologique de l’Occident ne suffit plus. C’est le désastre irakien après le succès de 2003. Ce sont les bavures aériennes en Afghanistan. C’est cet incroyable coup de gueule du général Mattis, COM JFC, qui met un terme brutal aux EBO (Effect Based Operations, voir son article dans le dernier DSI) qui animaient la doctrine américaine depuis 2000 (et ont prouvé leur nocivité lors de leur mise en œuvre par les Israéliens au cours de la guerre au Liban). C’est le bouquin de J. Henrotin sur « La technologie militaire en question » qui vient de sortir chez Economica. C’est le prochain colloque de « Participation et progrès » sur le sujet. C’est le général Desportes qui, poursuivant une intuition de longue date, affirme que « nous sommes au bout de notre efficacité technique » (in « Revenir à l’ordre de l’esprit », dans DN&SC de décembre). C’est bien sûr les passages sur le sujet de C. Gray (voir ici).
En 2008, Prométhé est mort. Enfin, temporairement.
2/ La nouvelle est d’importance, car elle remet en question un fondement essentiel de la puissance de l’Occident.
L’Occident a exercé sa domination sur le monde grâce à sa suprématie technique. Et cette domination a d’abord été violente et guerrière. Si cet argument essentiel disparaît, c’est la domination elle-même qui vacille.
Rien là qui vous surprenne, car nous voyons bien cet effondrement depuis quelques années : mais il s’opérait dans d’autres champs que le champ militaire, et l’on respectait encore la puissance brute, la puissance militaire, et principalement la puissance militaire des Etats-Unis.
On reproche à G. Bush d’avoir dilapidé le capital de puissance douce (soft power) de l’Amérique. Il a surtout dilapidé l’impression de puissance militaire qu’elle avait gagné, grâce notamment à sa victoire sur les Soviets. Or, l’Amérique fondait sa puissance sur la technologie.
La mort de Prométhée est le constat que ce fondement de la puissance ne suffit plus. Elle est la revanche des armes humaines (Army et USMC) sur les armes techniques (USAF). Dans la division du travail militaire, c’est la revanche du travail sur le capital. On peut d’ailleurs remarquer que cet écroulement du tout-technologique accompagne la faillite du tout-financier dans le monde économique. Il n’y a pas de coïncidence !
3/ Je suis depuis longtemps rétif aux mirages de la technologie, j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans ce blog. En bon clausewitzien, je considère que les outils ne sont rien sans la volonté et sans la conduite de la guerre pour atteindre des objectifs.
Je me réjouis donc que la prime soit donnée à la réflexion.
Ne tombons toutefois pas dans l’excès. La technique n’est pas haïssable en soi. Elle a fondé la puissance et je demeure persuadé qu’elle la fondera encore. Prométhée n’est mort que temporairement.
Juste le temps qu’on comprenne que la technique doit être dominée par l’esprit. Ce qu’on avait oublié. Mais qui ne signifie pas qu’il faille bannir la technique. Et donc, s’il le faut, je défendrai la technique (pour le plaisir du contre-emploi, et pour le plaisir de demeurer minoritaire).
4/ Au-delà se pose une question géopolitique fondamentale, celle de la domination de l’Occident. S’agit-il seulement d’une domination de puissance, ou d’une domination autre, ferment de la modernité et appelée à s’universaliser ?
L’Occident est d’abord, à mon sens (voir ici mon billet sur le petit livre fondateur de R.-P. Droit), mise en doute, avant même qu’il soit pratique de technologisation (puisque selon Droit, ce sont là les deux fondements qui permettent de caractériser la démarche occidentale).
En ce sens, les réflexions en cours sont salutaires, car elles remettent en question notre pratique de la technologie, particulièrement dans le champ qui nous intéresse, celui de la puissance, et notamment de la puissance militaire. Remise en cause ne veut pas dire abandon. Surtout, remise en cause de la technique et de l’usage de la technique paraît absolument occidental. Le succès passe par cette démarche.
5/ Se pose au-delà une autre question : faut-il réfléchir à la « domination » de l’Occident ? Cela a-t-il encore un sens ?
Je crains qu’on n’ait pas le choix, en fait. Je ne parlerai pas de progrès, notion trop délicate. Mais je constate que la marche de l’humanité passe par des dominations successives. Et que la domination de l’Occident, une fois gommée ses métastases controversées (colonisation, exploitation et oppression), est d’abord une domination philosophique. Et que cette domination philosophique, fondée sur le doute, est fondamentalement libératrice. Et donc bénéfique à l’humanité.
Il va de soi que cet énoncé part d’un bain culturel que l’on pourra critiquer et mettre en question (du style : Kempf ne fait que défendre un système dans lequel il a été élevé et dans lequel il trouve tous les avantages), ce qui est aussi vrai : mais alors, en critiquant et en doutant, on sera dans une démarche « occidentale ».
On ne peut échapper à l’Occident, sauf à en détruire les fondements philosophiques. Refuser le doute, c’est imposer la révélation et aller vers la tyrannie.
O. Kempf