« Race et histoire » de Lévy-Strauss
Le centenaire de Claude Lévy-Strauss (CLS) (voir mon billet) permet des rééditions de textes connus, mais qui reviennent en haut des piles. Ainsi de ce petit « Race et histoire », paru chez Folio essais. Petit car le texte ne dépasse pas 80 pages, et que cela constitue une sinécure pour tous ceux qui ont des fiches de lecture à rendre dans l’année et qui n’aiment pas lire. Vous me direz, peu d’entre eux doivent lire ce blog. Justement, passez leur le lien, ça leur économisera doublement du temps : celui de lire le petit livre, et celui d’en faire une fiche de lecture.
Eh ! bien, au-delà de sa petitesse, l’ouvrage mérite l’attention. D’une part grâce à une langue plaisante et soignée (on écrivait bien, en 1952). D’autre part à cause de ce qui y est dit.
1/ Au départ, il s’agit de prévenir le retour du racisme, en livrant donc un plaidoyer en faveur de l’équivalence des cultures. Le raisonnement demeure valide, et la thèse s’énonce ainsi : le « progrès » n’existe que parce que des cultures différentes entrent en contact, au risque d’une homogénéisation qui appauvrit les chances ultérieures de progrès. « La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité » (p. 77) : ne voilà donc pas un apophtegme qui devrait présider à toutes nos réflexions sur la mondialisation ? Surtout à l’orée de cette année 2009 qui devrait voir, concrètement, les remises en cause les plus concrètes de cette mondialisation ?
2/ Toutefois, ce petit texte est très intéressant pour autre chose. En effet, voulant lutter contre le préjugé raciste, CLS remarque que ça ne sert à rien de démontrer l’inutilité d’affirmer la supériorité ou l’infériorité d’une race sur une autre « si c’était seulement pour restituer subrepticement sa consistance à la notion de race, en paraissant démontrer que les grands groupes ethniques qui composent l’humanité ont apporté, en tant que tels, des contributions spécifiques au patrimoine commun ». « Une telle entreprise aboutirait seulement à formuler la doctrine raciste à l’envers » (p. 9). Là, je jubile. Tout est dit. L’ethnisme est un racisme qui s’ignore (à peine).
3/ Esquivant la question de l’inné et de l’acquis, CLS avance : « il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines » (p. 11). « On ne saurait donc prétendre avoir résolu par la négative le problème de l’inégalité des races humaines si l’on ne se penche pas aussi sur celui de l’inégalité des cultures humaines » (p. 12).
4/ Or, il y a une nécessité de la diversité de ces cultures : elle « est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent » (p. 17). CLS s’élève alors contre le « faux évolutionnisme », « tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement » (p. 23), en traitant les différents états des sociétés humaines « comme des stades ou des étapes d’un développement unique ». Ce à quoi on peut remarquer que de même qu’on constate des croisements culturels (dus au métissage ou au commerce), il n’est pas absurde de remarquer des héritages culturels : de la Grèce à Rome puis à la Chrétienté puis à l’Amérique, par exemple ; ou de la Grèce à Rome puis à Byzance puis à Moscou, par autre exemple ; or, CLS passe sous silence ces continuités historiques. Il est vrai qu’on est alors dans l’histoire, quand l’ethnologue veut se placer dans la longue durée.
5/ En revanche, CLS démontre que « le progrès n’est ni nécessaire, ni continu » (p. 38). « Et c’est seulement de temps à autres que l’histoire est cumulative » (p. 39). Pourtant, après avoir passé de longues pages à démonter la notion de progrès telle qu’elle est usuellement comprise, il arrive à la civilisation occidentale.
6/ Mais l’universalité de celle-ci, à quoi tient-elle ? « Si ce n’est pas le consentement qui fonde la supériorité occidentale, n’est-ce pas alors cette plus grande énergie dont elle dispose et qui lui a précisément permis de forcer le consentement ? nous atteignons ici le roc. Car cette inégalité de force (...) est un phénomène objectif que seul l’appel à des causes objectives peut expliquer ». (p. 54).
7/ C’est « qu’aucune culture n’est seule – elle est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures, et c’est cela qui lui permet d’édifier des séries cumulatives » (p. 70). Ainsi, « l’Europe de la Renaissance était le lieu de rencontre et de fusion des influences les plus diverses : les traditions grecques, romaine, germanique et anglo-saxonne ; les influences arabes et chinoises » (p. 72).
8/ On touche ici au paradoxe final : « la notion de civilisation mondiale est fort pauvre, schématique, et son contenu intellectuel et affectif n’offre pas une grande densité » (p. 76). Et donc, « la civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité » (p. 77).
Fort bien : mais rien n’est dit de la possibilité de préserver une originalité, alors que justement on a constaté la domination de la civilisation occidentale (réceptacle de cultures diverses) et montré que cette domination était forcée. C’est toute la question de la mondialisation qui est en fait posée.
La mondialisation est-elle unification du monde dans une culture unique, qui aurait des variations locales ? où est-elle instrument de domination, vouée à l’échec puisque le progrès impose la diversité et que cette unification qui entrave la diversité entrave dès lors le progrès ?
Question subsidiaire : la mondialisation est-elle forcément occidentalisation ?
Question sub-subsidiaire : l’occidentalisation actuelle (post-moderne, comme on dit) est-elle vraiment toujours forcée, ou ne repose-t-elle pas sur des avantages propres ?
9/ On est bien loin de la notion d’ethnie. Apparemment. Car l’ethnie, au sens moderne, n’est plus celle observée par l’ethnographe, société « primitive » qui vivrait indépendamment de la société « moderne ». L’ethnie est devenu un phénomène moderne, elle a revêtu une autre acception, plus politique. Les Bosniaques sont une ethnie, les Kossoviens sont une ethnie. L’ethnie est construction politique (représentation, au sens lacostien), pré-nationale, pré-étatique.
Une société pluri-ethnique est une société qui repose sur des fondements de purification ethnique.
Et la « culture » est une pré-ethnie. D’où le danger, à mes yeux, de la notion de société multi-cuturelle.
Mais nous voilà bien loin de « race et histoire », ouvrage pédagogique et intelligent.
O. Kempf