Mackinder : UNE VISION GLOBALE DU MONDE POUR LA CONQUÊTE DE LA PAIX (1943)

Publié dans stratégique n° 57 : http://www.stratisc.org/strat_057_MACKINDER.html
UNE VISION GLOBALE DU MONDE POUR LA CONQUÊTE DE LA PAIX

 

 

La conférence de 1904 sur le pivot géographique de l’histoire (traduite dans le n° 55), que l’on considère aujourd’hui comme le texte fondateur de la géopolitique contemporaine, n’avait rencontré qu’une audience très limitée. Comme le note un commentateur de Mackinder, "Si ce texte eut si peu d’impact en 1904 et aurait été regardé par le Cabinet, s’il en avait entendu parler, comme de peu d’intérêt pratique, cela tient au fait qu’il traitait du futur et non du présent". Dans l’entre-deux-guerres, l’Allemagne resta le problème immédiat, mais l’émergence du régime bolchévique en Russie modifiait l’équation géopolitique. Surtout, les idées de Mackinder, peu exploitées en Grande-Bretagne, rencontrèrent en revanche un grand écho en Allemagne où elles furent reprises et transformées par l’Ecole de géopolitique du général-docteur Karl Haushofer. Celui-ci, dans ses nombreux ouvrages et dans sa revue, la Zeitschrift für Geopolitik, ne cessait de plaider pour une alliance germano-soviétique et le pacte Molotov-Ribbentrop paraissait être la mise en œuvre de ses théories. Bon nombre de commentateurs ne manquèrent pas de relever son influence et certains remontèrent jusqu’aux sources, c’est-à-dire jusqu’à l’impérialisme britannique des années 1880-1910 et son théoricien le plus illustre, Halford J. Mackinder. Celui-ci, qui était déjà à la retraite depuis de nombreuses années et qui ne jouait plus guère de rôle actif, connut ainsi dans son crépuscule une gloire qui l’avait longtemps fui. Le stratégiste Edward Mead Earle fit connaître son œuvre aux Etats-Unis. A son initiative, le livre que Mackinder avait publié en 1919, Democratic Ideals and Reality, fut réédité en 1942. L’un des grands maîtres de la géographie américaine, Isaïah Bowman, eut l’idée de demander à Mackinder un article pour la célèbre revue Foreign Affairs qui mettrait à jour les idées exprimées dans ses précédents textes. Sollicité par le directeur de la revue le 21 décembre 1942, Mackinder accepta aussitôt et envoya une première version dès le 26 février 1943. Après quelques corrections, le texte parut dans la livraison de juillet 1943 1. Il devait être repris après guerre dans un livre collectif dirigé par Hans Weigert et Wilhjalmur Stefansson, Compass of the World : a Symposium of Political Geography (1947).A Geography of the Peace, en substance, qu’une Russie hégémonique ne serait pas un moindre problème pour les Etats-Unis que l’Allemagne nazie et même qu’un pays comme le Japon pourrait éventuellement avoir sa place dans une coalition anti-soviétique. Mackinder, lui, exprimait le souhait et l’espoir que les Etats-Unis et la Russie continueraient à coopérer et il y voyait une garantie pour le maintien de la paix. Il ne faisait que reprendre, en changeant simplement le partenaire, le
vœu que Haushofer avait exprimé avant guerre pour l’Allemagne.

L’article de 1943 constitue une évolution très importante dans la pensée de Mackinder. Il ne s’agit pas simplement d’un simple déplacement des limites du Heartland, mais du passage d’une conception purement géographique, qui était celle de 1904, à une conception plus stratégique, prenant davantage en compte l’équation de puissance du moment. Alors que le texte de 1904 était organisé autour de la notion de pivot, celui de 1943 est centré sur la notion de Heartland, qui n’avait fait l’objet en 1904 que de deux mentions plutôt furtives. Les idées de Mackinder sont arrivées à maturité.

Ce texte a été bien accueilli. Il mettait l’accent sur la position de la Russie, qui devait émerger du conflit comme la plus grande puissance continentale. Mais il le faisait dans une optique moins négative que Nicholas Spykman qui allait écrire, dans

Par la suite, l’avènement de la guerre froide a très vite rendu cette espérance caduque. Le texte de Mackinder n’en est pas moins resté la référence fondamentale du débat géopolitique dès lors qu’il avait correctement prévu la position hégémonique de la Russie 

Hervé Coutau-Bégarie

 

- I -

On m’a demandé d’approfondir l’étude de certains des thèmes dont j’ai traité dans mes précédents écrits et, en particulier, d’envisager si mon concept stratégique d’un "Heartland" a perdu de sa valeur dans les conditions de la guerre moderne. Je commencerai par une brève présentation des circonstances qui m’ont conduit à formuler ce concept, afin de mieux le situer dans son contexte.

Mon premier souvenir d’ordre politique remonte à ce jour de septembre 1870 où, jeune garçon récemment entré au Lycée, je rapportai à ma famille la nouvelle de la reddition de Napoléon III à Sedan, face aux Prussiens, nouvelle que je tenais d’un télégramme placardé sur la porte du bureau de poste. Ceci impressionna beaucoup les Anglais, dont la façon de penser était encore empreinte des suites de Trafalgar et de la retraite de Russie. Toutefois, des années passèrent avant que la pleine signification de l’événement fût saisie. La suprématie de la Grande Bretagne sur les mers n’avait pas encore été contestée et le seul danger que cette dernière percevait alors pour son empire d’outre-mer résidait dans la position asiatique de la Russie. Pendant toute cette période, les journaux de Londres étaient prompts à déceler la trace d’une intrigue russe derrière chaque rumeur en provenance de Constantinople et chaque soulèvement indigène le long de la frontière Nord-Ouest de l’Inde. La puissance maritime britannique et la puissance terrestre russe tenaient le centre de la scène internationale.

Trente ans plus tard, au tournant du siècle, von Tirpitz s’apprêtait à doter l’Allemagne d’une flotte de haute mer. A cette époque, je m’occupais activement de la mise en place des enseignements de géographie politique et historique au sein des universités de Londres et d’Oxford et je regardais l’actualité avec le goût de la généralisation qu’ont les enseignants.

A mes yeux, la montée de l’Allemagne signifiait que la nation possédant la plus grande puissance terrestre organisée et occupant la position stratégiquement centrale en Europe était sur le point d’y ajouter une puissance maritime suffisante pour neutraliser celle de la Grande-Bretagne. Les Etats-Unis, aussi, s’élevaient sûrement au rang de grande puissance. Sur le moment, toutefois, cette évolution n’était guère visible que dans les tables statistiques. Néanmoins, dès mon enfance, certains étaient déjà impressionnés par le potentiel américain, car je me rappelle qu’il y avait dans ma salle de classe une gravure représentant la bataille entre le Merrimac et le Monitor, le premier navire blindé et le premier navire à tourelle. Ainsi, l’Allemagne et les Etats-Unis se hissaient au niveau de la Grande Bretagne et de la Russie.

Les événements particuliers d’où jaillit l’idée du "Heartland" furent la guerre d’Afrique du Sud et la guerre de Mandchourie. La première prit fin en 1902 et, en 1904, le conflit russo-japonais était imminent. L’exposé que je lus au début de 1904 devant la "Royal Geographical Society", intitulé "Le pivot géographique de l’histoire", répondait donc à l’actualité, mais il était étayé par des années d’observation et de réflexion.

Le contraste qu’offraient la guerre britannique contre les Boers, menée à 9 600 km au-delà des mers, et la guerre russe, menée à une distance comparable au dessus de l’étendue terrestre de l’Asie, suggérait une autre réflexion : l’opposition entre Vasco de Gama, qui contourna le cap de Bonne-Espérance sur sa route vers les Indes au XVe siècle, d’une part, et la chevauchée du Cosaque Yermak qui traversa l’Oural à la tête de ses cavaliers au début du XVIe siècle, pour atteindre la Sibérie, d’autre part. Ainsi, vint l’idée de passer en revue la longue série d’incursions que les tribus nomades originaires d’Asie centrale effectuèrent, à travers l’Antiquité et le Moyen-Age, contre les populations sédentaires du croissant des sous-continents : l’Europe péninsulaire, le Moyen-Orient, les Indes et la Chine elle-même. Ma conclusion était que :

La décennie actuelle nous voit pour la première fois en mesure de tenter, de manière relativement complète, une corrélation entre les généralisations les plus vastes de l’Histoire et de la Géographie. Pour la première fois, nous pouvons entrevoir une partie du rapport réel entre les événements politiques et les caractéristiques géographiques à l’échelle du monde ; nous pouvons également rechercher une formule qui exprime, sous certains aspects au moins, la causalité géographique en Histoire universelle. Si nous avons de la chance, cette formule aura un intérêt pratique nous permettant de mettre en perspective quelques-unes des forces rivales dans les relations internationales d’aujourd’hui.

 

2. Aucun article n’a été autant cité, même s’il a tendu à l’être de plus en plus de deuxième ou de troisième main avec le temps, beaucoup de commentateurs ne prenant plus la peine de se référer au texte original. Mackinder est désormais une référence canonique, ce qui ne veut pas dire qu’il soit lu et étudié comme il le faudrait. Le retour au texte est indispensable pour découvrir la richesse d’une pensée qui ne se limite pas aux clichés constamment colportés 3.Sir Halford J. Mackinder

Le mot "Heartland" apparaît une seule fois dans l’exposé de 1904*, mais de manière incidente et en tant que terme descriptif et non technique. Les expressions "Etat-pivot" et "région-pivot" sont employées à sa place :

La rupture de l’équilibre des forces au profit de l’Etat-pivot, résultant de l’emprise de celui-ci sur les marges de l’Eurasie, permettrait d’employer les vastes ressources continentales à la construction d’une flotte et l’empire du Monde serait alors en vue. Ceci pourrait être le cas si l’Allemagne s’alliait à la Russie. En conclusion, il semble nécessaire d’insister sur le fait que la prise de contrôle de la région terrestre centrale par une nouvelle puissance se substituant à la Russie ne tendrait nullement à réduire l’importance géographique de la position de pivot. Ainsi, par exemple, si les Chinois parvenaient, sous l’effet de l’organisation japonaise, à renverser l’empire russe et à occuper son territoire, ils pourraient constituer le péril jaune menaçant la liberté du Monde, pour la seule raison qu’ils ajouteraient une façade océanique aux ressources du Grand Continent.

 

Mon livre Democratic Ideals and Reality fut publié à la fin de la première guerre mondiale à Londres et à New York4. De toute évidence, le terme "pivot", qui convenait à une thèse universitaire au début du siècle, n’était plus adapté à la situation internationale issue de la première grande crise de la Révolution mondiale contemporaine. D’où l’emploi des expressions "idéaux", "réalités" et "Heartland". Cependant, le fait que la thèse de 1904 ait encore été suffisante pour servir de fondement à une évaluation de la situation internationale quinze ans plus tard, même en tenant compte de nouveaux critères, permettait de penser que c’était là la bonne formule.

- II -

Nous arrivons maintenant à l’objet premier de cet article : l’établissement d’un bilan provisoire du concept de "Heartland" à travers un tour d’horizon du Monde avant le règlement imminent du conflit mondial. Il doit être entendu que je traite de stratégie et que la stratégie produit ses effets en temps de paix aussi bien qu’en temps de guerre. Je ne prétends pas prendre part ici à ces débats généraux, déjà en cours, qui concernent les générations à venir ; je m’intéresse plus directement aux années pendant lesquelles l’ennemi devra être maintenu hors d’état de nuire, tant que sa philosophie belliqueuse n’aura pas été anéantie, pour reprendre le langage de Casablanca5.

Le "Heartland" est la partie septentrionale et l’intérieur de l’Eurasie. Il s’étend de la côte arctique aux déserts de l’Asie centrale et a pour limite occidentale le large isthme qui sépare la Baltique et la mer Noire. Ce concept n’est pas transposable directement sur une carte géographique, car il se fonde sur trois aspects distincts de la géographie physique, qui, tout en se renforçant, ne coïncident pas exactement.

En premier lieu, la région du "Heartland" renferme la plus vaste plaine à la surface du globe. Ensuite, cette plaine est traversée par de grands fleuves navigables ; certains coulent vers le Nord et la mer arctique et sont donc inaccessibles de l’Océan, à cause des glaces ; d’autres alimentent des mers intérieures, comme la Caspienne, sans débouché océanique. Enfin, on y trouve une zone de prairie qui, il y a encore un siècle et demi, présentait des conditions idéales de mobilité pour des nomades à dos de chameau ou de cheval. Des trois traits géographiques évoqués, l’ensemble des bassins fluviaux est le plus facile à représenter de manière cartographique : la ligne de partage des eaux, qui permet de considérer comme une seule entité le groupe des fleuves arctiques et "continentaux", délimite une vaste région homogène que l’on peut appeler le "Heartland". L’exclusion de la puissance et de la mobilité maritimes constitue ici une caractéristique négative même si elle est importante : ce sont les plaines et la ceinture de prairies qui ont fourni les conditions positives permettant cet autre type de mobilité, spécifique à la prairie. Celle-ci traverse la plaine sur toute sa largeur, mais ne la recouvre pas totalement.

En dépit de ces discordances apparentes, le "Heartland" fournit une base physique satisfaisante pour la réflexion stratégique. Aller plus loin, en simplifiant arbitrairement la géographie, ne pourrait qu’induire en erreur.

Pour notre propos, il suffira de dire que le "Heartland" est l’équivalent du territoire de l’URSS, sauf dans une direction. Afin de délimiter cette exception, qui est considérable, traçons une ligne droite, de quelque 8 800 km, partant du détroit de Béring, pour aller jusqu’à la Roumanie. A 4 800 km de Béring, cette ligne coupera le fleuve Ienissei, qui prend sa source aux frontières de la Mongolie et coule vers l’océan Arctique. A l’Est de ce grand fleuve, se trouve un pays au relief accidenté, formé de montagnes, de plateaux et de vallées et presque entièrement recouvert de forêts de conifères ; j’appelerai cette région le pays de la Lena, en raison de son trait geographique central, le fleuve Lena. Cette région ne fait pas partie du "Heartland". Le pays de la Lena a une superficie atteignant presque 9 millions de km2, mais une population ne dépassant pas six millions d’individus, dont presque cinq millions se sont établis le long du chemin de fer transcontinental reliant Irkoutsk à Vladivostok. Dans tout le restant du territoire, on trouve plus de 7 km2 pour un habitant. Les riches ressources naturelles de la région que sont le bois, l’énergie hydraulique et les minerais, demeurent pratiquement intactes à ce jour.

A l’Ouest de l’Ienissei se trouve ce que j’ai appelé la Russie du "Heartland", une plaine qui s’étend sur 4 600 km du Nord au Sud et sur 4 600 km d’Est en Ouest. D’une superficie de 11 millions de km2, sa population dépasse 170 millions d’habitants et augmente de trois millions chaque année.

La façon la plus simple, et probablement la plus efficace, de se représenter les vertus stratégiques du "Heartland" est de les comparer à celles du territoire français. Dans le cas de la France, toutefois, le cadre historique sera celui de la première guerre mondiale, et non la seconde guerre mondiale comme pour la Russie.

La France, comme la Russie, est un pays aussi large que long, mais moins arrondi que le "Heartland", de sorte que sa superficie est relativement plus faible en proportion des frontières à défendre. La France est entourée, sauf au Nord-Est, de montagnes ou de mers. En 1914-1918, il n’y avait aucun pays hostile de l’autre côté des Alpes ou des Pyrénées et les mers étaient dominées par les flottes de la France et de ses alliés. Ainsi, les armées françaises et alliées déployées le long de la frontière ouverte du Nord-Est étaient bien défendues sur leurs flancs et assurées sur leurs arrières. La tragique voie d’invasion du Nord-est, dans laquelle tant d’armées se sont engouffrées, dans un sens ou dans l’autre, est large de 480 km entre les Vosges et la mer du Nord. En 1914, la ligne de bataille a reculé jusqu’à la Marne, en pivotant sur les Vosges. A la fin de la guerre, en 1918, elle s’est redressée à partir du même pivot. Dans l’intervalle de quatre ans qui sépare ces deux dates, le front élastique s’incurva et fléchit, mais ne fut jamais enfoncé, même sous le poids de la grande offensive allemande du Printemps 1918. Ainsi, il s’avéra que le pays disposait d’un espace suffisant, à la fois pour la défense en profondeur et le repli stratégique. Malheureusement pour la France, sa principale région industrielle se trouvait justement au Nord-Est, lieu de combats incessants.

La Russie reproduit pour l’essentiel le schéma français, mais à une plus grande échelle et avec une orientation vers l’Ouest de sa frontière ouverte. Dans la guerre actuelle, l’armée soviétique est alignée en travers de cette frontière ouverte. Derrière elle se trouve la vaste plaine du "Heartland", disponible pour la défense en profondeur et les mouvements de repli stratégique. Au loin, cette plaine se termine à l’Est dans le renfoncement des remparts naturels que forment la côte arctique "inaccessible", l’immensité désertique du pays de la Lena au-delà de l’Ienissei et la ceinture de montagnes qui va de l’Altaï à l’Hindou Koush, flanquée des déserts de Gobi, du Tibet et de l’Iran. Ces trois barrières possèdent une ampleur considérable et surpassent de loin en valeur défensive les côtes et les montagnes qui enserrent la France.

Il est vrai que le rivage de l’Arctique n’est plus inaccessible, si l’on emploie ce mot dans le sens absolu qui s’imposait il y a quelques années encore. Des convois de navires marchands, assistés de puissants brise-glace et accompagnés par des avions de reconnaissance pour rechercher le passage dans la banquise, sont parvenus jusqu’aux fleuves Ob et Ienissei et même jusqu’à la Lena ; néanmoins, il n’est pas réaliste d’envisager une invasion hostile à travers la vaste zone de glace du cercle polaire, puis à travers la Toundra et les forêts de la Taïga en Sibérie septentrionale, face à la défense aérienne soviétique.

Pour achever la comparaison entre la France et la Russie, considérons les échelles relatives de quelques données analogues : la Russie du "Heartland" a, par rapport à la France, quatre fois plus d’habitants, quatre fois plus de frontières ouvertes et une superficie vingt fois supérieure. Cette frontière n’est pas démesurée au regard de la population russe.

Pour opposer aux Soviétiques un déploiement aussi large que le leur, les Allemands se sont vus obligés d’accroître leurs effectifs, en incorporant des troupes moins efficaces, puisées dans les pays soumis. Par un aspect important, toutefois, la situation de la Russie au début de sa seconde guerre avec l’Allemagne n’était guère meilleure que celle de la France en 1914 : comme dans le cas de la France, ses terres agricoles les plus fertiles et ses industries les plus modernes se trouvaient sur le chemin de l’envahisseur. Le second plan quinquennal aurait remédié à cette situation si l’invasion allemande avait pu être retardée de quelques années. Ce fut peut-être l’une des raisons qui poussèrent Hitler à rompre son pacte avec Staline en 1941.

Cependant, le vaste potentiel du "Heartland", sans même parler des ressources naturelles du pays de la Lena, est bien placé stratégiquement. Des industries s’y développent rapidement ; notamment sur des sites en Oural du Sud, le pivot même de la région-pivot, ou dans le riche bassin houillier du Kouznetsk, à l’abri des formidables barrières naturelles de l’Est, derrière le Haut-Ienissei. En 1938, la Russie a produit plus de blé, d’orge, d’avoine, de seigle et de betterave à sucre que tout autre pays au monde. La Russie a été le pays qui a extrait le plus de manganèse. Elle a partagé la première place avec les Etats-Unis pour le fer et occupé la deuxième place pour la production de pétrole. Quant au charbon, Mikhaylov affirme que, selon les estimations, les bassins houilliers du Kouznetsk et de Krasnoïarsk sont chacun capables de couvrir les besoins de l’Humanité pendant trois cents ans6. L’Union Soviétique a eu pour politique d’équilibrer ses importations et exportations pendant le premier plan quinquennal. Sauf pour quelques rares produits le pays est capable de produire tout ce dont il a besoin.

Tout bien considéré, l’on ne peut s’empêcher de conclure que si l’Union Soviétique sort victorieuse de cette guerre contre l’Allemagne, elle s’imposera comme la plus grande puissance terrestre à la surface du globe. De plus, elle sera la puissance dotée de la plus forte position stratégique défensive. En effet, le "Heartland" représente la plus formidable forteresse naturelle sur terre. Pour la première fois dans l’histoire, elle possède une garnison suffisante, tant en nombre qu’en qualité.

- III -

Je ne peux pas prétendre, dans un court article comme celui-ci, épuiser le sujet du "Heartland", cette citadelle de la puissance terrestre au cœur du grand espace continental à la surface du globe. Néanmoins, quelques mots doivent être consacrés à un autre concept, afin d’équilibrer l’article.

De Casablanca fut lancé récemment l’appel à la destruction de la philosophie dominante en Allemagne. La seule façon de parvenir à cet objectif est d’irriguer l’esprit allemand avec les eaux claires d’une autre philosophie. Je pars du principe que, pendant deux ans environ après les "cessez-le-feu", les Alliés occuperont Berlin, jugeront les criminels, traceront les frontières sur place et interviendront par d’autres moyens sur la population, afin que les vieilles générations, qui mourront impénitentes et aigries, ne puissent plus jamais donner une vision falsifiée de l’histoire aux jeunes générations. Cependant, il serait manifestement inutile et même néfaste de mettre en œuvre en Allemagne des éducateurs étrangers, chargés d’inculquer la liberté à la population. La liberté ne s’enseigne pas : elle ne peut être donnée qu’à ceux qui en ont l’usage. Toutefois, le courant pollué pourrait être lavé très efficacement, pour peu qu’il soit solidement endigué, de part et d’autre, par la puissance terrestre à l’Est, dans le "Heartland" et par la puissance maritime à l’Ouest, dans le bassin de l’Atlantique Nord. Confrontons l’esprit allemand avec la certitude permanente que toute guerre menée par l’Allemagne sera nécessairement une guerre sur deux fronts inébranlables et les Allemands trouveront eux-mêmes la solution au problème.

Pour que ceci devienne réalité, il sera tout d’abord nécessaire d’établir une coopération efficace et durable entre l’Amérique, la Grande-Bretagne et la France : la première pour la profondeur de la défense, la deuxième comme bastion avancé (l’île de Malte sur une échelle plus vaste) et la troisième pour servir de tête de pont défendable. La dernière n’est pas moins essentielle que les deux autres, car la puissance maritime doit, en dernier ressort, devenir amphibie si elle veut contrebalancer la puissance terrestre. En second lieu, il est nécessaire que le quatrième vainqueur, la Russie, et les trois autres s’engagent à coopérer tous ensemble promptement en cas de menace contre la paix, afin que le mauvais génie allemand ne puisse plus jamais relever la tête et soit condamné à mourir d’inanition.

Certains semblent aujourd’hui rêver d’une puissance aérienne globale qui "liquiderait" à la fois les armées et les flottes. Je ne peux qu’être impressionné, cependant, par la portée considérable des propos récemment tenus par un aviateur réaliste : "la puissance aérienne dépend totalement de l’efficacité de son organisation au sol". Ce sujet est trop vaste pour pouvoir être traité dans les limites étroites de cet article. Qu’il soit dit seulement qu’aucun argument définitif n’a encore été avancé pour nous faire douter que le combat aérien suivra la longue histoire de tous les modes de combat, en donnant tour à tour la supériorité tactique à l’offensive puis à la défensive, mais en introduisant peu de changements durables dans les conditions stratégiques.

Je ne prétends en aucun cas prédire l’avenir de l’humanité. Je m’occupe plutôt des conditions dans lesquelles nous aborderons la conquête de la paix lorsque nous aurons obtenu la victoire. De nombreuses personnes réfléchissent déjà au monde de l’après-guerre, mais il importe particulièrement de distinguer entre les projets idéalistes d’une part, et les cartes établies par des savants d’autre part, traduisant des concepts d‘ordre politique, économique ou stratégique fondés sur la reconnaissance de faits obstinés.

En gardant ceci à l’esprit, nous pouvons chercher à mettre en évidence une caractéristique importante de la géographie globale : une ceinture, pour ainsi dire, jetée autour de la région polaire arctique. Là où elle commence, cette ceinture est constituée par le désert du Sahara puis, en s’étendant vers l’Est, par les déserts d’Arabie, d’Iran, du Tibet et de Mongolie. Elle se poursuit à travers les espaces vides du pays de la Lena, de l’Alaska et du bouclier canadien, jusqu’au croissant semi-aride de l’ouest des Etats-Unis. Cette ceinture d’immenses espaces désertiques est une caractéristique primordiale de la géographie globale. Elle entoure deux ensembles en rapport l’un avec l’autre et d’une importance presque égale : le "Heartland" d’une part, et le bassin océanique central (l’Atlantique Nord) de l’autre, avec ses quatre prolongements (les mers Méditerranée, Baltique, Arctique et Caraïbe). A l’extérieur de la ceinture se trouvent le grand Océan (Pacifique, océan Indien et Atlantique Sud) et les pays riverains (pays de la mousson asiatique, Australie, Amérique du Sud et Afrique subsaharienne).

Archimède disait qu’il pourrait soulever le monde, à condition de trouver le pivot pour y appuyer son levier. Le monde entier ne retrouvera pas d’un seul coup son niveau de prospérité : il faudra d’abord consacrer tous les efforts à la région comprise entre le Missouri et l’Ienissei avec ses grandes lignes de trafic aérien commercial entre les pôles que constituent Chicago et New York, d’une part, et Londres et Moscou, d’autre part, ainsi qu’aux retombées importantes de leur développement futur.

En effet, cette région est appelée à devenir l’axe de levier. La conquête du Japon a sagement été différée. En temps utile, la Chine recevra des capitaux sur une très grande échelle, paiement d’une dette d’honneur pour l’aider dans son entreprise romantique de construction d’une nouvelle civilisation pour un quart de l’humanité, une civilisation qui ne sera ni tout à fait orientale, ni tout à fait occidentale. Par la suite, la mise en ordre du monde extérieur sera relativement aisée, sous l’impulsion de la Chine, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Ces deux derniers pays seront suivis chacun par un Commonwealth d’Etats libres, car bien qu’ils aient connu une histoire différente, le résultat sera similaire. Malgré tout, la première entreprise de reconstruction économique devra assurément porter sur la région comprise à l’intérieur de la ceinture désertique, si l’on veut éviter qu’une civilisation entière ne sombre dans le chaos. Quel dommage que l’alliance conclue après Versailles entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France n’ait pas été traduite dans les faits ! Que de souffrance et de tristesse cet acte eût épargné !

Et maintenant, afin d’achever mon tableau de la vision globale du monde, qu’il me soit permis d’ajouter brièvement trois concepts aux deux autres qui ont été déjà esquissés. Pour les fins de ce qui est appelé "Grande Stratégie" dans les écrits américains, il est nécessaire de procéder à de vastes généralisations en géographie, ainsi qu’en histoire ou en économie.

J’ai donné une description de mon concept de "Heartland", dont je peux dire sans aucune hésitation que son utilité et sa validité sont plus grandes aujourd’hui qu’il y a vingt ou quarante ans. J’ai décrit sa localisation physique, à l’intérieur de son enceinte d’immenses défenses naturelles : la mer polaire recouverte par les glaces, le pays de la Lena, accidenté et recouvert de forêts, les montagnes de l’Asie centrale et les plateaux arides. Néanmoins, ce rideau est incomplet, à cause d’une brèche de quelque 1 500 km de largeur, une porte béante entre l’Europe péninsulaire et la plaine intérieure, à la hauteur de l’isthme qui sépare le Baltique et la mer Noire. Pour la première fois dans l’histoire, cette immense forteresse naturelle renferme une garnison capable d’en interdire l’accès à l’envahisseur allemand. Compte tenu de ce fait et des défenses naturelles, dont j’ai montré l’existence sur les flancs et les arrières du "Heartland", la largeur même de cette brèche constitue un avantage. En effet, elle offre la possibilité de vaincre l’ennemi en l’obligeant à disperser ses effectifs sur un large front. De plus, la surface et le sous-sol du "Heartland" recèlent un riche réservoir de terres à cultiver, de minerais et de combustibles à extraire, l’équivalent de ce qui existe aux Etats-Unis et dans le Dominion du Canada.

J’ai suggéré que le courant purificateur d’une contre-philosophie, canalisé entre des digues de puissance indestructibles, serait à même de chasser le démon qui réside dans l’esprit allemand. Personne ne sera assez fou, assurément, pour envoyer des éducateurs étrangers à travers l’Allemagne conquise, afin d’y exorciser le mal. Je ne crois pas non plus que, au-delà des premières années inévitables d’occupation punitive, les démocraties victorieuses maintiendront des garnisons, avec l’esprit et le nombre nécessaires, stationnées dans les pays vaincus. Il ne sert à rien, en effet, de demander à des démocrates de persister dans une attitude contraire à l’esprit même et à la nature de la démocratie. Le courant purificateur devrait bien plutôt jaillir d’une source allemande régénérée et régénérante, coulant entre les digues de puissance que j’évoquais : la première à l’intérieur du "Heartland" et la seconde sur le territoire des trois puissances amphibies, américaine, britannique et française. Les deux forces amies, de part et d’autre de la Manche, représenteraient une puissance égale et devraient toujours être prêtes à agir en cas de besoin. Alors, l’Allemagne vivrait de manière permanente sous la menace d’une guerre immédiate sur deux fronts, si d’aventure elle se montrait coupable d’une violation quelconque des traités qui lui interdiront toute préparation physique à la guerre ou toute tentative d’endoctriner la jeunesse, ce qui est une autre forme de préparation à la guerre. Les garnisons démocratiques, sur leur propre sol, seraient les éducateurs par voie d’exemple.

Après cette proposition, voici énoncé mon deuxième concept géographique : l’Océan central (l’Atlantique Nord), avec ses prolongements en forme de mers ou de bassins fluviaux. Sans entrer dans le détail de ce concept, je le décrirai à nouveau dans ses trois composantes : une tête de pont en France, un aérodrome protégé par les flots en Grande-Bretagne et une réserve d’hommes entraînés, d’agriculture et d’industries dans l’est des Etats-Unis et du Canada. Pour ce qui est de leur potentiel de guerre, les Etats-Unis et le Canada sont des nations atlantiques, et puisque la guerre sur terre sera désormais fulgurante, la tête de pont et l’aérodrome retranché sont tous deux nécessaires à la puissance amphibie.

Je ne ferai qu’esquisser brièvement les trois concepts restants, uniquement pour la bonne compréhension et l’équilibre de l’ensemble. Sur le pourtour de la double entité que je viens de décrire (le "Heartland" et le bassin océanique central) on distingue une enveloppe d’espaces vacants, formant un bloc terrestre continu sur quelque 31 millions de km2, c’est-à-dire environ un quart de toutes les terres émergées. Dans cette vaste zone, vit aujourd’hui une population de moins de trente millions d’habitants, soit un dix-septième de la population mondiale. Les avions permettront naturellement d’effectuer de nombreuses liaisons aériennes au dessus de cette ceinture désertique et de grandes voies routières y seront tracées. Néanmoins, elle continuera pendant longtemps encore à rompre la continuité sociale entre les principales communautés humaines qui peuplent le globe terrestre7.

Le quatrième de mes concepts embrasse, de chaque côté de l’Atlantique Sud, les forêts tropicales de l’Amérique latine et de l’Afrique. Si ces forêts pouvaient être conquises par l’agriculture et peuplées avec la densité actuelle de Java, sous les tropiques, elles nourriraient un milliard d’hommes, à la condition que les progrès de la médecine aient rendu ces régions aussi propices aux activités humaines que les zones tempérées.

Cinquièmement et dernièrement, un milliard d’hommes d’ancienne civilisation orientale habitent les pays de la mousson, en Inde et en Chine. Ils devront atteindre la prospérité en même temps que l’Allemagne et le Japon seront ramenés de force à la civilisation. Ils formeront alors le contrepoids de cet autre milliard qui vit entre les fleuves Missouri et Ienissei. Un monde équilibré d’être humains. Et heureux, car équilibré et donc libre.

Traduction de Stefan Schütze

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