Picasso et les maîtres
Ainsi, l’exposition de Picasso et les maîtres a eu lieu au Grand Palais (jusqu’au 2 février, dépêchez-vous). (voir ici)
1/ Le plus intéressant tient justement à la réunion d’œuvres des grands maîtres, et à leur juxtaposition. Il est plus intéressant de voir les autoportraits de Cézanne, de Rembrandt et de Delacroix que ceux de Picasso, surtout qu’il manque l’autoportrait bleu, le plus énigmatique, le plus profond, le plus réussi de cette période. Comment contourner l’incontournable ? Je ne m’explique pas cet oubli.
On admire ainsi la Maja dénudée voisiner avec Olympia, Ingres rencontrer Goya. Voir ces œuvres côte à côte permet des comparaisons inédites. C’est un musée imaginaire qui se met en place, mais en vrai. Il permet de vraies découvertes, comme cette « Nana » de Manet, montrée habituellement à Hambourg et qu’on ne voit jamais dans l’iconographie habituelle française.
Au fond, l’exposition intéresse d’abord par les grands maîtres.
2/ D’abord, mais pas seulement. Il y a bien sûr des salles ratées, comme celle sur le noir qui ne prouve pas grand chose, ou la salle des nus finalement peu convaincante. Deux salles sont en revanche tout à fait réjouissantes, à de multiples égards.
Celle des « tarots » montre des tableaux splendides et très nouveaux, car ils datent de la fin de la vie de Picasso (de 1957 à 1973). Il s’agit de la réinterprétation des grands seigneurs du XVII° siècle, celui d’un empire Habsbourg qui mêle flamands et espagnols, avec fraises, épées, pipes et capes. On assiste à un déluge de couleurs et d’interprétations, mais aussi à des jeux picturaux comme ce tableau de Le Nain réinterprété en néo-pointillisme à la Signac. Bref, un Picasso coloré dont on n’a pas l’habitude.
La salle suivante couvre la réinterprétation des grands tableaux : « L’enlèvement des Sabines », de Poussin, et les « Ménines » de Velázquez. Le Prado n’a pas prêté son chef d’œuvre, à la différence du Louvre, et l’intérêt de Pablo nous incite à regarder ce dernier tableau qu’on a trop vu dans nos manuels d’histoire. Œuvre complexe, c’est évident, dont la construction a forcément fasciné Pablo. Car là est l’intérêt de cette salle : autant la précédente était fondée sur la couleur, autant celle-ci est dominée par la construction et l’agencement. On me dira que l’architecture est à la base du cubisme : cela est vrai, mais à l’origine, P.P. se concentrait sur les visages et les natures mortes : on le voit ici élargir son regard à la dimension de scènes animées.
Dès lors, la juxtaposition (l’accumulation) des réinterprétations de Picasso laisse voir ce qu’est l’inspiration. La munificence des interprétations est éblouissante. On comprend qu’il a été jusqu’au bout un grand.
3/ Car là réside au fond le profond intérêt de cette exposition, qui montre peu de périodes bleue et rose, et quasiment aucune œuvre cubiste : faire découvrir le Picasso de la fin, celui qui finalement invente peu par lui-même et doit revenir aux grands maître pour laisser parler l’art qui sourd de ses doigts. Picasso d’après-guerre est peu montré, et pas de façon systématique. On n’en connaît pas le génie, et pourtant, pas de doute, il est là, même si l’application de découvertes précédentes (on n’ose dire recettes) s’y fait voir. La série des Sabines est d’ailleurs exceptionnelle et la plus impressionnante, même si celle des tarots est la plus nouvelle et la plus séduisante.
4/ Il reste toutefois une dernière gêne. Dans un couloir reliant deux salles, au début du parcours, est inscrite au mur une citation du maître :
« L’enseignement académique de la beauté est faux (...) Les beautés du Parthénon, les Vénus, les Nymphes, les Narcisses sont autant de mensonges. L’art n’est pas l’application d’un canon de beauté, mais ce que l’instinct et le cerveau peuvent concevoir indépendamment du canon ».
Peut-on enseigner la beauté ? il le faut bien ! qu’importe alors l’école (académie, cours, école, institut, rue, squatt, tags....) cette beauté s’enseigne.
Il y a un vrai mensonge à faire croire qu’on puisse accéder à l’art sans effort, sans règles, sans méthodes, sans discipline. L’inspiration n’est rien sans gamme. Ayant visité l’exposition avec une professeur de dessin, nous sommes tombés en arrêt devant les études du jeune Picasso de 14 ans, dont la maîtrise des ombrés et des trames était absolument surprenante. Il faut des heures et des heures d’exercice avant de se libérer de la règle. Le mythe de l’artiste révolutionnaire a fait fantasmer tout le XX° siècle, mais qui y croit encore ? on sait désormais que l’art d’aujourd’hui est tout aussi officiel que les peintres pompiers si décriés. C’est un art financier (voir ici) donc mensonger. D’ailleurs, dans le chaos actuel des valeurs et des confiances, on peut espérer que la crise révélera enfin de vrais créateurs, et non les « produits » que les magazines glacés nous vendent à longueur de temps.
Ainsi, je trouve pernicieux qu’on aille afficher cette citation quand toute l’exposition montre justement ce que le grand doit artiste à ses maîtres (titre qu’il n’hésite pas d’ailleurs à donner à ses anciens), surtout quand l’invention cubiste n’est justement pas montrée. Cette duplicité n’enlève rien au génie du maître – à tout son génie, aussi bien celui du cubisme que des œuvres postérieures. Elle marque la démagogie d’une époque qui laisse accroire que tout est possible sans effort.
5/ Dépasser le canon ? certes (question géopolitique, n'est-il pas?). Encore faut-il l’avoir atteint !
O. Kempf