Recherche stratégique : un certain malaise
La lecture du dernier DN&SC m’a laissé interdit. Mal à l’aise. Peu convaincu.
1/ Quand M. Alain Bauer nous explique qu’après avoir regroupé tous les instituts de recherche dans une grosse structure, et grâce à une démarche volontaire, tout ira mieux : le « Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche stratégique » (CSFRS) « sera là pour les écouter, les aider, être leur partenaire ». Je vois le chat mielleux dans Alice aux pays des merveilles . Et j’ai du mal à me convaincre que cet outil rejettera « la pensée unique et le politiquement correct » (p. 8).
C’est bien connu : concentrez, vous aurez alors plus d’innovation et d’imagination.
2/ Il faut lire un peu plus loin l’article passionnant de X. Rauffer. Qui a tout d’abord l'audace de critiquer le Livre Blanc. « Ah ! me dites vous, c’est donc la preuve qu’il y a un esprit critique, non ? ». Je n’en suis pas persuadé, car c’est aussitôt pour asséner une certitude.
En effet, M. Rauffer a raison de trouver que le diagnostic stratégique du LB est ... perfectible : « ces textes officiels présentent comme menaces futures des dangers très actuels ; certains mêmes constants depuis vingt ans et plus (crime organisé, islamisme). Or, prolonger une courbe n’est pas prévenir » (p. 26). Fort bien, nous sommes d’accord.
Mais ce qu’on ne comprend pas, c’est que M. Rauffer met ensuite soixante pages (oui, vous avez bien lu, 60 pages) pur nous expliquer que la grande menace est l’alliance de la criminalité et.... des maffias (le crime organisé, justement constaté par le LB). Et que la stratégie doit répondre à ça. D’abord.
Petite remarque, M. Rauffer, aussi, prolonge les courbes.....comment "prévoir" sinon? la seule question est de savoir comment identifier les courbes pertinentes...
Dans DN&SC, quand un texte atteint les dix pages, on commence à se dire que l’auteur est très influent et a convaincu le rédac’ chef. Alors soixante, vous pensez ! Ce n’est plus de la stratégie d’influence, c’est de la marteauthérapie ! de l’artillerie lourde ! du soviétisme à l’état brut ! une compression de César ! toute la production sidérurgique du groupe Mittal ! deux heures de blagues de Stéphane Guillon ! Ils vont comprendre la vérité, ces idiots qui lisent DN&SC et qui ronronnent dans leur bain sans voir les choses importantes ? non, mais... !
3/ Je ne dis pas qu’il ne faut pas le lire, cet article, au contraire, je trouve très intéressant les aperçus sur le bouleversement de l’ordre symbolique (p. 32), où l’Etat-nation est remplacé par l’Etat marché, le culte du héros par le culte de la victime, l’affrontement par l’évitement, le rôle symbolique du père par un père dévalué, la responsabilité par l’innocence, le machisme par le féminisme, le patriotisme sacrificiel par l’hédonisme ambiant. Je note aussi cette citation de Mme Napoleoni : « dans le village global, une tendance se dessine : le tribalisme, les clans, l’agrégation de noyaux ethniques ou religieux, deviennent des acteurs socio-économiques importants, profitant de l’économie sauvage et de la mondialisation » (p. 48). J’apprécie la remise en cause de la mondialisation, qui n’est plus, à le lire, l’horizon indépassable du progrès : la vision est à l’évidence roborative, et j’en sais gré à l’auteur.
Je suis moins convaincu quand il affirme : « aujourd’hui apparaissent les précurseurs de ce qui constituera demain, si l’on persiste dans l’aveuglement, de véritables armées criminelles » (p. 53). Fichtre ! si l’on persiste dans l’aveuglement et si on persiste à ne pas écouter M. Rauffer ! heureusement que je vous en parle, bonnes gens et lecteurs assidus d’égéa, vous eussiez pu passer à côté de la révélation !
D’ailleurs, il poursuit : « Ainsi donc, dans notre contemporaine mondialisation, hormis le risque (aujourd’hui limité) d’un conflit militaire majeur, à base de grandes batailles aéroterrestres, les dangers qui concrètement nous guettent sont tous d’ordre criminel et terroriste (ou hybrides). Or, ces dangers sont stratégiques, ce que l’on néglige ou tait, par aveuglement, bienséance ou conformisme. » (p. 69).
Eh ! bien ! ça, c’est radicalement nouveau , hein ?
4/ J’arrête de me moquer, car il y a, aussi, des choses intéressantes dans ce texte. J’en ai évoqué quelques unes. Et je suis sûr que X. Rauffer, si jamais il me lit, acceptera le débat, car c'est de cela qu'il s'agit.
Ce qui m’inquiète, en fait, c’est ce qui est écrit dans le bandeau de présentation de l’article (p. 25) : « Constatant l’absence d’imagination des analyses stratégiques récentes, en particulier le LB, l’auteur recommande de travailler à l’intersection de la géopolitique et de la criminalité. (...) Où regarder et quoi voir pourrait aussi être le thème du futur programme de recherche du CSFRS ».
5/ Ainsi donc, on a placé à la tête de la recherche stratégique française deux criminologues. Très talentueux, la question n’est pas là. Mais dont l’expertise (grande, je le répète, il ne s’agit pas de sous-estimer ces vrais spécialistes, pertinents, intéressants, fructueux, etc.) est fondée sur l’étude du crime. Et dont la « stratégie » est, logiquement, policière.
6/ Bref, on passerait d’une approche géopolitique à une approche géopolicière.
7/ Je confesse être plus classique. Croire à la pertinence de la géopolitique. Et croire à la pertinence du politique. Et croire donc que la stratégie, c’est autre chose que de la police internationale.
Mais je dois avoir mal compris....
Toutefois, lisant l’article du général Desportes, « Revenir à l’ordre de l’esprit », dans le même DN&SC, je remarque cet extrait (c’est moi qui souligne) : « La création très prochaine du CSFRS est, d’évidence, une avancée remarquable. Ce Conseil devra cependant veiller à traiter l’ensemble des champs stratégiques, sans tropisme et sans exclusive, et se consolider comme pôle indépendant, capable de définir et de conduire une politique à plus long terme ». (p. 22).
On ne saurait mieux dire.
O. Kempf