Clausewitz (Livre I, Chap. 1, § 23 & 24)
Ami lecteur, si tu as l’habitude de sauter mes développements sur Clausewitz, lis au moins celui-là.
Ces deux paragraphes sont véritablement au cœur de l’œuvre de Clausewitz (et particulièrement ce premier chapitre), et ils couronnent les longs développements que nous avons suivis jusqu’ici.
Le 23 s’intitule : « la guerre n’en reste pas moins un moyen sérieux utilisé pour atteindre une fin sérieuse » et le 24 : « la guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens ».
Il s’agit de l’aphorisme clausewitzien par excellence. Celui que tout le monde connaît. Le cœur nucléaire de la pensée de CVC.
Les lignes qui suivent sont remarquables de précision : on sent qu’elles n’ont besoin d’aucune modification (alors qu’on s’était, parfois, interrogé sur certaines limites ou incohérences de paragraphes précédents, qui dévoilaient qu’il s’agissait d’un cours en perpétuelle évolution) : ici, rien de tel, la pensée apparaît aboutie.
23
« Telle est la guerre, tel est le général qui la conduit, telle est la théorie qui la règle. Mais la guerre n’est pas pour autan un passe –temps » (même si elle s’apparente à un jeu de carte, comme on vient de le voir juste auparavant). Car « elle est le moyen sérieux pour atteindre une fin sérieuse ». Il peut y avoir des tempéraments désinvoltes, ou joueurs, à la guerre. Mais celle-ci est en elle-même autrement plus sérieuse que les artifices utilisés par certains pour dominer leur peur (ce que ne dit par Clausewitz, mais que l’on devine).
Car « la guerre (…) part toujours d’une situation politique et n’éclate que pour des raisons politiques. C’est donc un acte politique. Si la guerre n’était qu’une manifestation parfaite de la violence, comme nous l’avons déduit de son concept pur, elle devrait, dès l’instant où la politique la suscite, la remplacer purement et simplement comme si elle était pleinement indépendante ». Notons au passage comment CVC qualifie la politique de sérieuse, comme si l’équivalence allait forcément de soi (or, de même que la guerre tolère la fanfaronnade, de même peut-on envisager que la politique accepte, elle aussi, des joueurs…. !). Notons de même que la cause de la guerre est, encore une fois, attribuée à l’ordre politique, sans que l’auteur ne s’attarde sur les motifs de ce déclenchement.
« Mais il n’en est rien. (…) La guerre qui a lieu dans le monde réel (…) n’est pas un extrême qui décharge d’un coup toutes ses tensions. (…) La guerre est en quelque sorte une poussée de violence d’intensité variable, qui résout donc les tensions et épuise les forces plus ou moins vite : elle mène plus ou moins vite vers son but, mais elle dure toujours assez longtemps pour qu’il soit possible d’en modifier le cours [on reconnaît ici les développements sur le temps de la guerre, qui ont occupé quelques paragraphes], en bref, pour rester soumise à la volonté d’une intelligence directrice ».
Si on suit l’auteur, on voit que la guerre n’est pas un absolu, mais un instrument plus ou moins docile entre les mains d’une volonté. Qui détient cette volonté ? le général, ou l’homme politique ?
« L’objectif politique n’est toutefois pas un législateur tyrannique, car il doit se plier à la nature du moyen qu’il utilise. (…) La politique imprègne donc la totalité de l’action militaire et exerce sur cette dernière une influence constante, dans toute la mesure où le permet la nature des forces qui s’y déchaînent » . Cette dernière phrase est à méditer, très longuement. Car elle réfute l’aphorisme attribué à Clemenceau, et peut-être trop intégré par des générations de chefs : la guerre n’est pas une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires. Car le militaire est le seul à pouvoir se mouvoir au sein des forces qui se déchaînent à la guerre ; et c’est un mauvais service qu’à rendu le Tigre, qui a castré des générations de chefs militaires et donné une morgue infatuée à des générations de politiques, qui n’y connaissaient rien à la guerre (de même que des générations de généraux n’y connaissaient rien – et continuent- à la politique).
Clausewitz, théoricien du lien entre la politique et la guerre, est aussi le premier à donner sa place à la fois à l’homme politique et au général. Il serait bon que cette leçon soit méditée…..
24 Ce paragraphe mérite d’être entièrement cité.
« La guerre n’est pas simplement un acte politique, mais véritablement un instrument politique, une continuation des rapports politiques, la réalisation des rapports politiques par d’autres moyens. Ce qui reste à la guerre de caractère singulier provient simplement des moyens singuliers qui sont dans sa nature. L’art de la guerre en général et le général dans chaque cas d’espèce peuvent exiger que les intentions et les directives du politique n’entrent pas en contradiction avec ces moyens. Si grande soit dans certains cas la portée de cette exigence sur les plans politiques, elle ne peut cependant jamais être plus qu’un amendement, car l’intention politique est la fin recherchée, la guerre en est le moyen, et le moyen ne peut être conçu sans la fin »
Clausewitz est donc un anti-Clemenceau.
Le général peut –doit- exiger des amendements aux directives du politique, si les conditions de la guerre le nécessitent. Exiger. Le mot est tout sauf anodin.
Mais à une seule condition : que ces amendements ne modifient pas l’intention politique. L’homme politique est garant de cela. Uniquement de cela, mais c’est fondamental. Ensuite, il doit se désintéresser des moyens ; L’homme politique doit exprimer ses buts de guerre. Ce qu’en termes modernes de planification opérationnelle, on appelle l’état final recherché, et dont nous avons déjà débattu dans ce blog (voir ici).
Or, malheureusement, on constate que les généraux n’exigent plus, que les politiques interviennent dans le cours de la guerre(le micro management), et qu’ils ne donnent jamais leurs buts de guerre –ou si rarement.
Surtout, la lecture complète de ce paragraphe nous apprends quelque chose : si on n’y fait pas attention, on risque d’assimiler la guerre à la politique. En clair, la guerre est une sorte de politique, et le politique a donc toutes les qualités pour y agir, et décider. Il n’en est rien. La guerre est autre, elle a sa nature propre, et on ne s’y meut que si on s’y spécialise. Le politique n’a rien à faire à la guerre.
Et si on relisait Clausewitz ?
Ou du moins, ces deux paragraphes : cela suffirait à beaucoup…..
Olivier Kempf