Immarigeon : American Parano
Fiche parue dans DN&SC, novembre 2006
Vous avez aimé « Après l’empire » d’Emmanuel Todd ? Vous appréciez Philippe Grasset et furetez de temps en temps sur
dedefensa.org ? « American parano », de Jean-Philippe Immarigeon est fait pour vous. Sorti en septembre avec un titre
pastichant « American vertigo », il évite le ton grave, hautain et moralisateur de BHL : rafraîchissant !
L’auteur est bien connu des lecteurs de la RDN grâce à la série d’articles qu’il y a publiés de 2001 à 2004. Ce livre est beaucoup plus qu’une simple réunion de ces textes. L’auteur s’attache en effet à lire Tocqueville : tout Tocqueville, à savoir les deux tomes de « la démocratie en Amérique », les « cahiers de voyage », « quinze jours dans le désert », « l’ancien régime… ». On est donc loin des pages choisies lues par le science-potard lambda à qui cette maigre pitance suffit pour « comprendre » les Etats-Unis. Car Immarigeon découvre la méprise de Toqueville : celui-ci croyait que les Etats-Unis, derniers arrivés dans l’histoire, construisaient ainsi le stade le plus avancé de la démocratie et pouvaient donc représenter un « modèle » dont la vieille Europe pourrait s’inspirer. Immarigeon montre au contraire que les Etats-Unis sont vieux : les pèlerins du Mayflower fuient en effet l’Europe renaissante, celle qui invente le doute individuel et la raison. Ils désirent un monde pur et irresponsable, qui ne trouve son salut que dans cette île retirée du globe, et donc dans l’isolement d’une théocratie proprement féodale. Les Etats-Unis constituent ainsi une régression qui refuse de voir le « reste du monde ». Ceci est la source de la cécité culturelle, de la raison d’Etat pratiquée à grande échelle, de la censure « douce », du culte de l’Amérique, du militarisme essentiel pour se défendre de l’autre qui par sa seule existence est un ennemi, de l’étatisme rampant et en final de l’impossible mondialisation. Car au fond, les Etats-Unis sont en retard, et c’est l’Europe qui est en avance …
Le livre d’Immarigeon essuiera deux critiques qu’il faut lever tout de suite: celle de ne pas être un livre « sérieux », puisque l’auteur n’est pas du sérail intellectuel. Le reproche tombe bien sûr à plat, car la vérité n’appartient pas aux élus ou aux mandarins, mais aux chercheurs de sens, quelles que soient leurs erreurs de détail. Certains reprocheront aussi « l’antiaméricanisme primaire », qui rappelle bien sûr « l’anticommunisme primaire » de la grande époque. Outre que celui-ci avait finalement raison, il y a bien sûr dans ce livre une « critique » des Etats-Unis. Mais plutôt que de se raccrocher aux courants traditionnels de l’hostilité à l’Amérique (anticapitaliste pour les gens de gauche, anti-universalistes pour les gens de droite), Jean-Philippe Immarigeon invente une analyse solitaire, fraîche, fructueuse et stimulante : on peut ne pas en adopter toutes les conclusions, mais on doit admirer la nouveauté intellectuelle et la richesse du résultat. Ce sera à coup sûr une référence salubre.
« American parano », Jean-Philippe Immarigeon, 251 p., Bourin Editeur, Paris, 2006