L'empire au miroir : Russie vs USA
« L’empire au miroir »
Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie
Didier Chauvet, Florent Parmentier, Benoît Pélodipas
Librairie Droz, Genève, juillet 2007, 246 p.
Voici un livre passionnant parce qu’il est une comparaison : souvent en effet nous passent entre les mains des livres d’américanistes, ou des livres de kremlinologues. Les auteurs ont choisi quant à eux de comparer les deux anciens super-grands, quinze ans après la guerre froide.
Mais si ce n’était qu’une comparaison, le livre pourrait être un peu maigre. C’est pourquoi ils ont pris le parti d’examiner comment ces deux Etats ont –ou n’ont pas- mis en œuvre une logique impériale, et de centrer leur propos sur les deux mouvements intellectuels qui ont inspiré, d’une façon ou d’une autre, la politique extérieure de Washington et de Moscou, je veux parler des néo-conservateurs d’un côté, des eurasistes (ou néo-eurasistes) de l’autre.
Car nos auteurs formulent la proposition suivante : « les visions du monde de ceux qu’on appelle néo-conservateurs et néo-eurasistes ont au moins en commun de procéder à une réhabilitation d’une stratégie impériale » (p. 14). On comprend donc l’examen du triple rapport entre des mouvements intellectuels, la notion de stratégie impériale, et sa traduction éventuelle dans la réalité d’une politique étrangère. La problématique est ambitieuse, et remarquablement traitée.
La première partie s’intéresse ainsi aux généalogies intellectuelles de ces deux mouvements, apologues de l’empire. Si le public européen est assez averti des néo-cons (« pas très néo et certainement pas conservatrice », p. 21), qui ont bénéficié d’une large publicité sous les présidences Bush, il se passionnera pour l’eurasisme, dans ce qui apparaît comme la première présentation synthétique de ce courant de pensée. Or, on ne peut pas comprendre grand chose à la Russie contemporaine si on n’a pas saisi l’influence de cet eurasisme (même s’il faut rester prudent et ne pas considérer V. Poutine comme un simple eurasiste, mais comme un homme d’Etat qui instrumentalise ces thèses populaires dans son pays). Rien donc que pour cette présentation, il faudrait acheter ce livre, afin de découvrir la figure d’Alexandre Douguine, fusion des Kristol, Perle et Kagan d’en face. Car l’eurasisme recouvre, sans les épouser, le pan-slavisme et le pan-orthodoxisme que l’on utilise habituellement pour comprendre et expliquer Moscou. Il insiste sur la dimension orientale de la Russie, pas opposition à un mondialisme atlantisme : c’est une version radicale de notre « diversité culturelle », tant vantée en France, et idéologisée (et spiritualisée) par Douguine (cf. pp. 66 à 79). Plus intéressant encore, elle admet des minorités sur le territoire russe : il ne s’agit donc pas de la simple domination d’une population « russe » qui serait majoritaire et s’imposerait à d’autres populations, mais du concept d’une sorte de « citoyenneté » russe qui dépasserait justement ces caractères proto-ethniques. On attend donc avec impatience qu’un éditeur intelligent nous offre la traduction en français de « Osnovy Geopolitiki. Geopolitičeskoe buduščee Russii » (Fondements de géopolitique, l’avenir géopolitique de la Russie) paru en 1997.
Cette partie est donc particulièrement féconde, et mérite à elle seule l’acquisition de ce livre. La deuxième n’est pas moins intéressante, car elle s’interroge sur la notion d’empire, aux sens multiples, et dont l’emploi abusif ces dernières années ne rend pas la compréhension aisée. Il s’agit ensuite d’examiner si cet « appel impérial » se retrouve dans les concepts néo-cons et néo eurasistes. Là encore, le lecteur lit le crayon à la main, ne cesse d’annoter les marges et de jeter à la volée les réflexions et thèses que le propos inspire. C’est que la comparaison entre les deux systèmes permet d’éviter une lecture partisane, comme on en a souvent l’habitude, notamment en France. La comparaison donne une mesure et un équilibre du meilleur aloi, et autorise une compréhension distanciée de ces mouvements.
La troisième et dernière partie s’attache à examiner comment les politiques étrangères des deux Etats recèlent –ou non- des influences de leurs radicaux intellectuels. Trois thèmes sont alors sélectionnés, lieux possibles de rencontre des deux discours et donc des deux praxis : l’islam, la Turquie et l’Asie centrale, et le Moyen-Orient. C’est peut-être la partie la moins stimulante, car on s’aperçoit que les politiques étrangères des Etats sont, finalement, assez peu déterminées par la théorie. Même si celle-ci –dernier effet de miroir- se ressaisit des actions réelles pour les réinterpréter dans la perspective du mouvement. Car les néos des deux bords, quoi qu’on en dise, ne font pas la politique étrangère des deux Etats.
Ce livre de jeunes chercheurs (qui, défaut de leur âge, aiment utiliser par moment le jargon et abuser des références très pointues afin de montrer qu’ils font partie du club) est donc passionnant et mérite de recevoir un meilleur accueil que ne l’a permis la diffusion confidentielle de leur ouvrage. C’est mieux qu’un livre de spécialistes. Et à l’heure où l’Amérique comme la Russie attirent les regards du monde, ce regard croisé de « l’empire au miroir » permet de bien mieux comprendre des tendances contemporaines.
Olivier Kempf