Les villes et Lévy-Strauss

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Je me suis souvent interrogé sur la disposition des villes et  la signification de la répartition de leurs quartiers. Lointain héritage d’un temps où je courrais les conférences de Jean Phaure sur la géographie sacrée : je constate aujourd’hui que c’était, d’une certaine façon, l’ancêtre de la géopolitique. Cela mériterait, bien sûr, de plus amples développements – qu’il faudra que je couche un jour.

En attendant, je vous propose cet extrait de « Tristes tropiques », de Claude Lévy-Strauss, dont je poursuis lentement la lecture, dégustant à la fois le style et l’intelligence du propos.

 

« Enfin, il faut faire leur place à de mystérieux facteurs à l’œuvre dans tant de villes, les chassant vers l’ouest et condamnant leurs quartiers orientaux à la misère  ou à la décadence. Simple expression, peut-être, de ce rythme cosmique  qui, depuis ses origines, a pénétré l’humanité de la croyance inconsciente que le sens du mouvement solaire est positif, le sens inverse négatif ; que l’un traduit l’ordre, l’autre le désordre. Voilà longtemps que nous n’adorons plus le soleil et que nous avons cessé d’associer les points cardinaux à des qualités magiques : couleurs et vertus. Mais, si rebelle que soit devenue notre esprit euclidien à la conception qualitative de l’espace, il ne dépend pas de nous que les grands phénomènes astronomiques ou même météorologiques n’affectent les régions d’un imperceptible mais indélébile coefficient ; que pour tous les hommes, la direction est-ouest ne soit celle de l’accomplissement ; et pour l’habitant des régions tempérées, de l’hémisphère boréal, que le nord ne soit le siège du froid et de la nuit ; le sud, celui de la chaleur et de la lumière. Rien de tout cela ne transparaît dans la conduite raisonnable de chaque individu. Mais la vie urbaine offrez un étrange contraste. Bien qu’elle représente la forme la plus complexe et la plus raffinée de la civilisation, par l’exceptionnelle concentration humaine qu’elle réalise sur un petit espace et par la durée de son cycle , elle précipite dans son creuset des attitudes inconscientes, chacune infinitésimale, mais qui, en raison du nombre d’individus qui les manifestent au même titre et de la même manière, deviennent capables d’engendrer de grands effets. Telle la croissance des villes d’est en ouest et la polarisation du luxe et de la misère selon cet axe, incompréhensible si on ne reconnaît ce privilège – ou cette servitude – des villes, à la façon d’un microscope, et grâce au grossissement qui leur est propre, de faire surgir sur la lame de la conscience collective le grouillement microbien de nos ancestrales et toujours vivantes superstitions. »

pp. 136-137 de l’édition de poche

 

Splendide, non ?

Et une vraie méthode de géopolitique, également, qui lie le micro au macro, selon ce que je nomme une géopsychologie qu’il faudra bien, aussi, que j’évoque un jour.

 

Mais après ce texte, vous ne regarderez plus jamais Londres et Paris de la même manière.

 

Olivier Kempf

Publié dans Géographie

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C
Victor, ça n'est pas une idée iconoclaste, c'est exactement la raison ; il n'y avait pas que les maladies, mais aussi les fumées et les odeurs (par exemple le quartier des tanneries à Paris, entre Glacière et les Gobelins, le long de la Bièvre).
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V
Encore une remarque, qui m'est venue il n'y a pas longtemps. Dans les villes où le clivage Est-Ouest est vérifiable, les vents dominants viennent de l'Ouest. <br /> Sans vouloir être iconoclaste, est-ce que cela n'expliquerait pas l'évolution de l'urbanisme, les personnes aisées choisissant les quartiers avec l'air le plus frais (surtout lors de la Révolution Industrielle); avant les progrès de la médecine, on croyait que les maladies se propageaient par l'air. <br /> Hypothèse très terre-à-terre, je l'admets...<br /> VF
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O
<br /> <br /> Mais il faut du terre-à-terre, en géopolitique<br /> <br /> <br /> Voire de l'air-à-terre....<br /> <br /> <br /> <br />
V
La fondation de chaque ville romaine était également sacrée, les limites de la cité étant un sillon fait par un prêtre. <br /> Le Cardo et le Decumanus délimitaient des secteurs particuliers avec toute leur dimension sacrale, avec le Forum à leur intersection.
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O
<br /> Oui, tout à fait, cardo et décumanus que l'on retrouvent encore, de nos jours, dans la plupart de nos villes gauloises.<br /> <br /> <br />