Etat-pivot ?

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Je lis dans plusieurs articles du dernier « Défense Nationale » l’expression d’Etat-pivot.

 

1/ L’expression fait bien sûr référence aux grands classiques de la géopolitique, Mackinder et Spykman, qui avaient décelé, dans une approche géographique, des « zones pivot » qu’il fallait contrôler si on souhaitait dominer le monde.

 

L’expression d’Etat-pivot mérite d’être creusée, car sous l’apparence de son évidence, elle s’appuie sur des suppositions rien moins qu’évidentes.

 

2/ Sans regarder dans le dictionnaire, je définirait le pivot comme une pièce d’un mécanisme autour de laquelle s’articulent deux autres pièces qui autrement seraient indépendantes.

Il y a donc plusieurs fonctions dans le pivot :

-          il réunit, en rendant dépendant ce qui ne l’était pas.

-          il articule, c’est-à-dire qu’il  provoque un mouvement contrôlé.

 

Un Etat pivot doit donc correspondre à ces qualités. Les pièces qu’il réunit seraient donc des ensembles géopolitiques qui autrement seraient indépendants. Et la liaison qu’il procure se fait toujours selon des variations contrôlées, on pourrait presque dire déterminées.

 

3/ Mais alors : y a-t-il des ensembles géopolitiques contigus qui pourraient être indépendants ? Peu probable, car la contiguïté de ces ensembles impose « mécaniquement »  une zone intermédiaire. On parlera de confins, on parlera d’Etat tampon. En fait, j’ai l’impression que « l’Etat pivot » est le nouveau nom pour « Etat tampon ».

 

4/ C’est là que vient la deuxième interrogation : les Etats tampons sont rarement uniques, l’intérêt des deux grands ensembles visant justement à constituer une série d’Etats tampons, dans un chapelet dont la granularité garantit la fonction d’intermédiaire contrôlable. L’Etat-tampon est forcément au pluriel, on parle des Etats tampons (comme ceux qu’on a créé en Europe orientale sur les décombres de l’Autriche-Hongrie).

L’Etat tampon existe à cause des puissances qui l’entourent, ce que ne suggère pas l’expression d’Etat pivot : en effet, dans ce cas, on a l’impression  que c’est l’élément unique qui constitue l’âme du système. Un Etat pivot est unique. Ou plutôt, il est unique à articuler les deux ensembles en un « système ».

 

5/ Que dire alors quand, dans deux articles successifs, on parle de la Géorgie puis de l’Azerbaïdjan comme des « Etats-pivots » ?

 

Que l’expression a beau être en vogue, elle manque de précision malgré son apparente clarté. C’est un de ces « lieux communs » géopolitiques auxquels on ne réfléchit pas. Pas suffisamment, en tout cas.

 

Olivier Kempf

 

 

Publié dans Géopolitique

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C
Clarisse va chipoter, comme d'habitude !<br /> <br /> Je trouve cette expression d'État-pivot plutôt claire, en tout cas aussi imagée que celle d'État-tampon.<br /> <br /> La notion d'État-pivot évoque un axe et un mouvement, contrairement à celle d'État-tampon qui est un amortisseur/absorbeur immobile subissant le choc.<br /> <br /> Contrôler un État-pivot serait donc l'orienter dans le sens que l'on souhaite, pour orienter mécaniquement la politique des États situés dans son axe. On pourrait ainsi faire basculer une zone, une région dans sa zone d'influence par l'action sur cet État-clé. Je comprends plus ici "pivot" comme "levier". <br /> <br /> Pour cette raison, je ne vois pas trop l'État-pivot comme reliant "des ensembles géopolitiques qui autrement seraient indépendants", mais plutôt soit comme l'État le plus vulnérable d'un ensemble (pouvant entraîner les autres dans un effet domino par sa faiblesse ou sa chute), soit comme le plus fort (le leader dont la position détermine celles des autres).<br /> <br /> Question subsidiaire (je n'y ai pas encore réfléchi) : un État-pivot peut-il être non-contigu à l'ensemble géopolitique qu'il contrôle ?
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O
<br /> Pivot et levier sont deux instruments physiques fort différents, me semble-t-il.<br /> Si je comprends bien votre image du plus fort ou du plus faible, vous présentez en fait le pivot comme un "amplificateur" de tendances.<br /> Ce qui expliquerait la volonté des puissances d'influencer ces Etats pivots, afin d'atteindre, au travers d'eux, la puissance opposée.<br /> Ce n'est donc plus de pivot qu'il s'agit : je comprends la différence avec l'Etat tampon (et notre discussion est donc utile) mais convenez que le mot n'est pas appropriée...<br /> Question subsidiaire : ma réponse est non, sauf contre-exemple..... que je ne vois pas.<br /> <br /> <br />
S
Bonjour,<br /> Effectivement, la notion d'Etat pivot me semble difficile à manier. Je trouve également qu'elle est trop souvent empployée à la place de la notion d'Etat tampon ou d'Etat "client" (cf Luttwak pour les pays limitrophes des empires romain et soviétique) <br /> La notion d'Etat pivot semble nous ramener vers la notion de centre de gravité de plusieurs pays(au sens mathématique du terme) Cela me semble donc une notion théorique séduisante mais qui résiste difficilement à la réalité des relations internationales actuelles.<br /> Merci encore pour tous vos billets très interessants<br /> SD
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O
<br /> Je suis d'accord, on oublie le bon sieil Etat tampon, qui était passé suffisamment dans le langage courant. Etat pivot paraît plus riche, mais dit finalement moins de choses.<br /> Un Etat tampon est-il d'ailleurs toujours limitrophe à un empire ?<br /> Je trouve très intéressant votre allusion au centre de gravité géométrique : peut-être y a-t-il là matière à convergence avec le centre de gravité militaire du camarade Clausewitz ? Il y aurait<br /> ainsi un pont entre la stratégie et la géopolitique.... A creuser...<br /> Merci pour vos compliments et votre lecture fidèle. L'audience du blog stagne en ce mooment (la crise boursière n'incite pas à réfléchir, ce doit être ça...) e vos encouragements encouragent....<br /> <br /> <br />